Peinte en 1925 par Marcel Gromaire, La Guerre est un monument de suggestion et de puissance : pas de sang, pas de cri, mais l’incommunicabilité des êtres à l’heure du silence, du silence de plomb. Retour sur un chef-d’œuvre d’indépendance.
C’est un nom oublié. Oublié comme il y en a tant. Oublié car il fut grand mais figuratif, sans coup d’éclat (sauf d’obus) et sans vacarme. C’est un nom oublié car il est inclassable. Comme ceux de Jean Laboureur, dont il fut l’ami, de Jean Hélion, d’André Lhote. C’est un nom oublié car la table rase est amnésique et qu’il faut des institutions opiniâtres – La Piscine de Roubaix comme le Musée Paul Valéry de Sète – pour oser tenir tête à une histoire de l’art linéaire, gonflée par le mythe du progrès et boursouflée par les hyperboles.
Nordiste – un mot qui porte un parfum de sécession comme l’odeur de la guerre –, Marcel Gromaire (1892-1971) est un autodidacte que la peinture amène à Montparnasse, où il erre, puis à Lille, où il effectue en 1913 son service militaire, alors que bientôt pleuvent les bombes. Trois ans plus tard, en 1916, le caporal est blessé sur le front de la Somme, où il est déclaré inapte. Des mois d’hôpital le rendent à la vie civile, à la joie et à Paris, dès 1919. En 1920, Maurice Girardin, dentiste et marchand de tableaux, propriétaire de la galerie La Licorne, découvre le travail de Gromaire, auquel il offre un contrat d’exclusivité. Le peintre se fait un nom, une place. Avant les honneurs, les distinctions et les décorations, couronnés par une participation à la Biennale de Venise en 1950 et une exposition au Musée national d’art moderne de Paris en 1963, Gromaire peint en 1925 La Guerre, son chef-d’œuvre.
Hommage à ses compagnons d’infortune, ce tableau, dicté par l’après-coup du souvenir, stigmatise une guerre déshumanisée, une guerre mécanique menée par des êtres muets, pareils à des automates. Présentée au Salon des indépendants de 1925, l’œuvre est acquise par le docteur Girardin, dont le legs, consenti à la Ville de Paris en 1953, devait extraordinairement enrichir le Musée d’art moderne. De la magnanimité d’un arracheur de dents.
Sur le front, dans une tranchée. Cinq soldats casqués sont figés dans une immobilité de pierre. Rien ne perturbe leur ankylose monolithique. Deux d’entre eux observent le présumé champ de bataille à travers une fenêtre de tir, dérisoire fente ménagée dans une plaque d’acier, tandis que trois autres attendent. Ils attendent, mais quoi ? Absurdité beckettienne d’une guerre sans nom. Les visages sont disposés sur une bande latérale qui couvre un tiers de la toile. Ces visages se côtoient mais ne se voient pas. Sous leur casque trop lourd, sous leur visière trop basse, ils regardent mais ne se regardent pas. Incommunicabilité des êtres à l’heure de la barbarie, quand bien même celle-ci semble être saisie dans un temps suspendu, dans un répit illusoire. Derain l’artilleur et Braque le trépané ne peignirent jamais cette guerre. Si cette toile rétrospective rompt le « silence des peintres » (Philippe Dagen), Marcel Gromaire livre, à l’inverse d’Otto Dix ou de Max Beckmann, un fragment de désolation humaine, sans cri ni stridence. Quand l’angoisse est mate et sourde.
À côté de sa signature et de son nom, calligraphiés en noir avec un soin presque enfantin, Marcel Gromaire peint deux grosses mains, la gauche posée délicatement sur la droite, en signe de docilité ou d’attente. Peut-être les deux. Leur couleur ocre, légèrement rosée, trahit un peu le sang qui afflue, la sève qui coule. Seul indice de vie pulsatile dans cette composition mécanique et métallique. Les mains sont sages. Qui peut imaginer qu’elles ont tué ou tueront ? Qui peut deviner que les jeux de ces mains sont des jeux de vilain ? Grosses et robustes, elles rappellent les mains de celles et ceux que Gromaire aime tant, les hommes et les femmes du Hainaut français, les faneurs, les paysannes, les faucheurs, les balayeuses. Ces mains sont des petits manœuvres – masculin pluriel – qui travaillent dans le monde mais aussi des grandes manœuvres – féminin pluriel – qui émaillent le continent et qui laissent dans les champs comme dans les tranchées des ruisseaux de sang. Mains salies d’un côté, mains sales de l’autre.
Sans ambages, Marcel Gromaire veut « combattre l’idée de la guerre à tout prix » avec ses soldats mécaniques, semblables, littéralement, à des portraits-robots enclavés dans une tranchée irrespirable. Comme sculptées, ces figures semblent piégées dans la matière même. Elles sont de pierre et de fer. Ce faisant, où est l’espoir, le salut, l’élévation ? Comment réchapper de ce destin suffocant qui meurtrit l’humanité ? Peut-être par ce splendide morceau de ciel qui, s’ouvrant par-dessus l’hécatombe, se pare de mille et une couleurs irisées, presque nacrées : un halo luminescent rappelle les plus belles effusions célestes d’Odilon Redon et de Vincent Van Gogh, tandis qu’un rose éclatant, presque empourpré, évoque les visions follement pyrotechniques de Claude Monet devant le Parlement de Londres. Le ciel s’embrase, le monde éclate. Des figures sculptées semblent disposées, ou plus exactement posées, sous un ciel immanquablement vivant : serait-ce cela, en somme, un monument funéraire ?
Les soldats sont moins impassibles que paralysés. Dévitalisation de la guerre qui arrache à l’homme ses sentiments, ses émotions, ses frémissements, les mouvements de l’âme et de la chair – celle-ci, impavide, n’est visible qu’au niveau des mains et des faces. Leur cuirasse ceint leur corps et fige leur être dans un hiératisme métallique : la guerre est devenue mécanique, l’homme est devenu un robot. Pour traiter ces soldats plastronnés, semblables à de piètres scarabées ou à de grosses pièces de quincaillerie, Marcel Gromaire retient la leçon cézanienne, qui consiste à traiter le monde en cylindres, sphères et cônes, comme les prescriptions cubistes en faveur de la diffraction du visible. Ce cubo-futurisme se situe assurément à équidistance de Pablo Picasso, de Fernand Léger et du premier Kasimir Malevitch. Triangle équilatéral dont s’inspire Gromaire sans y diluer sa force chromatique et sa passion pour les accords sourds, manière de tenir tête aux écoles et aux dogmes, de toujours œuvrer au royaume (fragile) de l’indépendance.
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La guerre de Gromaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°731 du 1 février 2020, avec le titre suivant : La guerre de gromaire