Grâce aux superbes prêts obtenus, la Fondation Vuitton réalise une démonstration de force, dont le propos qui la sous-tend n’est pas toujours exempt de critiques.
PARIS - Soyons objectifs. Disons, comme tout le monde, que la Fondation Louis Vuitton a frappé un grand coup avec « Les Clefs d’une passion ». On ne peut qu’être impressionné par les œuvres alignées majestueusement sur les murs – Le Cri de Munch ouvrant le bal qui s’achève avec La Danse de Matisse. Limités en nombre (60), les tableaux et les quelques sculptures ont droit à une visibilité parfaite, à une présentation muséale un brin solennelle dans ce temple du luxe. Rien d’étonnant quand la responsable artistique du lieu se nomme Suzanne Pagé, à qui l’on doit d’innombrables expositions qui ont fait date au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Grâce à sa notoriété et aux moyens de la fondation, la liste des prêts affiche fièrement des pedigrees exceptionnels : le Guggenheim de New York, la Tate de Londres et le Stedelijk d’Amsterdam…
Tout ce beau monde (et même des musées français) « sacrifie » ses joyaux pour l’occasion. Mieux que des chefs-d’œuvre, ce sont des icônes. La différence est subtile : l’icône est un chef-d’œuvre qu’on reconnaît inévitablement dans un musée pour l’avoir déjà vu en reproduction. Plus qu’une découverte, c’est donc une confirmation voire une reconnaissance, dans tous les sens du terme.
Le parcours est partagé en quatre sections : expressionnisme subjectif, contemplation, « popisme », musique/son. Articulation qui laisse perplexe, car elle oscille entre des termes employés par l’histoire de l’art, légèrement « améliorés » (existe-t-il un autre expressionnisme que subjectif ?) et d’autres inventés pour l’occasion (contemplative). Rien de grave, sinon que cette façon de présenter les choses introduit une ambiguïté entre la posture d’un collectionneur, personnelle et sensible (posture affirmée par la fondation) et celle d’un musée, prétendue universelle et objective, faisant autorité.
Émotion verrouillée
À l’entrée de la première section, s’opère la démonstration convaincante que l’aura d’une icône n’est pas proportionnelle à sa taille. Monumental, malgré ses petites dimensions, Le Cri est une de ces toiles qu’il faut expérimenter in situ pour ressentir toute sa puissance picturale et sonore. Ici, le souhait des organisateurs « d’une vraie rencontre, intellectuelle, sensible et émotionnelle » se réalise pleinement. Qui plus est, Le Cri, cet archétype de l’angoisse, fut une des sources de l’expressionnisme. Cependant, la définition employée par Suzanne Pagé – elle fut pourtant l’une des premières à présenter ce mouvement en France – qui y voit le « questionnement de tout un chacun quant à la vie, la mort, l’angoisse, la solitude, la rage désespérée de vivre, malgré soi, malgré l’autre », est beaucoup trop vaste et vague.
Certes, cette vision de l’expressionnisme justifie la présence dans la même salle de L’Homme qui marche de Giacometti, le personnage au visage sans traits de Malevitch (Pressentiment complexe) ou encore les merveilleux autoportraits d’Hélène Schjerfbeck, ces faces-vestiges en voie d’effacement. Cependant, avec ces œuvres, l’émotion s’exprime sans émettre un son, le « cri » se dirige vers l’intérieur, à la différence de la toile de Munch. Expressionnisme introverti ?
La seconde séquence illustre la ligne contemplative, qui se veut essentiellement face à la nature. On y trouve entre autres, des Nymphéas de Monet, des Dunes de Mondrian et, belle surprise, les quatre versions du « Lac Keitele » du symboliste finnois Akseli Gallen-Kallela. Le point commun entre ces œuvres est la disparition de la présence humaine. Non seulement avec ces « paysages à la figure absente », mais aussi de façon plus radicale, quand Malevitch, pour aboutir à l’abstraction, décide de « mettre une croix » sur la figure. Indiscutablement, c’est un exploit de pouvoir montrer Le Carré noir, Le Cercle noir et La Croix noire de l’artiste russe en compagnie de Brancusi (Colonne sans fin) et les nappes chromatiques d’une luminosité irradiante de Rothko. En revanche, on reste perplexe face à la « contemplation hédoniste » incarnée par les portraits de Picasso.
Par la suite, la manifestation prend à son compte le terme du pop art pour en créer un néologisme : le « popisme », censé condenser « la vitalité, la dynamique de la vie moderne d’une société en mutation ». Un Delaunay et quelques imposants Léger sont accompagnés par plusieurs Picabia, dans une version ironique de cette religion du progrès.
La dernière salle, mais pas des moindres, met en scène le rapport peinture-musique en deux versants. La version abstraite, la synesthésie avec quatre toiles de Kandinsky et une œuvre de Kupka. La version figurative : La Danse de Matisse est l’autre icône bouleversante qu’on nous offre ici.
Des œuvres splendides, une présentation irréprochable… Pourtant, même ébloui, le spectateur a parfois le sentiment de suivre non pas un parcours dont la logique se déploierait, mais une collection de trophées impressionnants, davantage juxtaposés que réunis. Une manière de s’imposer en beauté ?
Commissaire : Suzanne Pagé
Œuvres : 60
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La Fondation Vuitton affirme son autorité
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 6 juillet, Fondation Louis Vuitton, 8 avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris, tlj sauf mardi 11h-20h, vendredi 11h-23h, tél 01 40 69 96 00, entrée 14 €, catalogue éd. Hazan 45 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°434 du 24 avril 2015, avec le titre suivant : La Fondation Vuitton affirme son autorité