Subversifs, déments, obscènes, bouffons de cour ou personnages tragiques, qui sont ces fous ? Cet hiver, une exposition originale du Musée du Louvre invite à découvrir les multiples facettes du fou du XIIIe au XIXe siècle dans les arts de représentation.
Refuser Dieu, quelle folie ! Dans un monde médiéval profondément religieux, le fou est d’abord celui qui croit pouvoir se passer du créateur. « L’insensé dit en son cœur : il n’y a pas de Dieu », enseigne le psaume 52, illustré ici dans le psautier du Duc de Berry par Jacquemart de Hesdin. Muni d’une massue, qui annonce la marotte, parodie d’un sceptre royal caractéristique au Moyen Âge de la représentation des bouffons, le fou se reconnaît aussi à ses habits déchirés ou à sa nudité, et au pain ou au fromage qu’il tient dans la main. Cependant, dès les écrits de saint Paul, ce qui est folie aux yeux des hommes peut aussi apparaître sagesse aux yeux de Dieu. La figure de saint François d’Assise, qui rompt avec son milieu très privilégié, pour s’habiller en mendiant et prêcher aux oiseaux, s’inscrit dans cette conception de la figure du fou. Dans son désir d’imiter la vie du Christ au mépris de toutes les convenances sociales, il clame : « Le Seigneur m’a dit qu’il voulait que je sois, moi, un nouveau fou dans le monde. »
Amour et folie vont de pair. La folie de la passion amoureuse traverse les romans de chevalerie. Au Moyen Âge, le récit de Phyllis, maîtresse d’Alexandre, chevauchant Aristote, qui apparaît au XIIIe siècle, connaît un grand succès. L’histoire met en scène le vieux philosophe sermonnant son élève, le fougueux Alexandre, pour s’être épris d’une jeune femme, Phyllis, et lui a reproché de négliger ses devoirs d’État. Le jeune empereur obtempère et reprend ses affaires en main. Mais voilà que la belle délaissée entreprend de se venger, en séduisant le vieillard pour faire de lui son jouet et l’humilier. Ce luxueux aquamanile – récipient contenant de l’eau pour le lavage des mains lors des banquets – représente avec humour le philosophe ridiculisé par la jeune femme, qui empoigne sa chevelure en donnant une tape sur son arrière-train. Ainsi, le fou incarne non seulement dans l’iconographie médiévale la folie de l’amour, mais également la luxure des vieux barbons. Représenté dans des danses macabres, il dénonce, aussi, à la fin du Moyen Âge, la vanité de l’amour charnel.
Nul ne peut critiquer le roi et sa cour… sauf le bouffon. À partir au moins du XIVe siècle, rois et princes s’entourent de fous chargés de les divertir. Leur présence à la cour s’institutionnalise. On les écoute commenter ou parodier tournois et joutes, comme on les remarque aux bals. Leur parole ironique instaure ainsi une distance par rapport aux manifestations de la sociabilité aristocratique. Certains, véritablement simples d’esprit, sont des « fous naturels ». D’autres s’avèrent en réalité des bouffons pleins d’esprit. Jan Matejko, chef de file de la peinture d’histoire polonaise au XIXe siècle, représente un fou qui se démarque de l’image traditionnelle du bouffon joyeux et hilare. Il met en scène dans son tableau la figure de Stanczyk, célèbre bouffon de la cour du roi de Pologne, Sigismond Ier, au XVIe siècle. Pendant que la cour s’amuse à l’arrière-plan, le fou accablé par la perte de Smolensk, prise par les Russes en 1514, médite sur l’avenir sombre de son pays.
Pourquoi ce fou cache-t-il ainsi son visage ? Fermerait-il les yeux sur les vices de ses semblables ? Sa main dissimule autant qu’elle révèle son rire, à une époque où les dents ne sont jamais représentées sur les portraits. Cette bouche ouverte rappelle au spectateur l’étymologie du mot « fou », qui vient du latin « follis », « soufflet », le fou passant pour un être à la tête gonflée de vent. On le voit d’ailleurs fréquemment jouer de la musette ou de la cornemuse, à l’occasion de carnavals où on le voit souvent danser. Car pas question pour le fou de se cantonner au monde clos de la cour ! La figure du fou se diffuse tout au long du Moyen Âge, si bien qu’on le rencontre bientôt dans les rues, à l’occasion des fêtes urbaines. La silhouette du fou se codifie. Ce dernier tient une marotte, parodie de sceptre qui se termine par un visage sculpté, sorte de double avec lequel le fou s’amuse à dialoguer. Il est coiffé d’un bonnet à oreilles d’âne, expression de simplicité d’esprit, et à crête de coq, symbole de luxure. Son vêtement bigarré, lui, est signe de désordre.
Au XVIe siècle, la figure du fou imprègne la culture européenne. En 1494, Sébastien Brant publie La Nef des fous, illustrée par Albrecht Dürer. L’ouvrage, qui brosse sur un ton moralisateur et satirique un sombre portrait de la condition humaine, connaît un succès considérable en Europe. Sa publication est suivie de L’Éloge de la folie d’Érasme, qui s’emporte contre les vices de ses contemporains, particulièrement ceux de l’Église romaine et de ses théologiens, annonçant les thèses de la réforme protestante. Le tableau de Jérôme Bosch intitulé par la critique moderne La Nef des fous, comme le livre de Brant, représente un navire à la dérive sur lequel festoient un fou, un franciscain, une nonne et quelques goinfres, tandis qu’un homme vomit. Ce chef-d’œuvre de Bosch, qui s’apparente aussi à une allégorie de la gourmandise et de la gloutonnerie, est en réalité le fragment d’un triptyque démembré, qui liait l’univers de la folie à la peinture d’autres vices – l’avarice, la luxure et l’ivresse.
On aimerait croire que le fou, c’est toujours l’autre. Et pourtant, au XIXe siècle, avec le romantisme qui rejette le siècle des Lumières et son rationalisme, en exaltant l’expression des sentiments, le fou n’est plus celui qu’on montre du doigt. Ainsi, en 1831, dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo célèbre la figure du fou à travers le personnage de Quasimodo, élu « pape des fous » par la foule. Une décennie plus tard, Gustave Courbet, qui vient d’être accepté au Salon en 1844 avec un portrait où il se représente élégamment habillé à la mode du temps, avec un chien noir, peint Le Fou de peur, auquel il prête ses traits. Son costume bigarré évoque la tenue des fous du Moyen Âge, sa main droite semble désigner un gouffre prêt à le happer. Malgré son succès, l’artiste se révèle ainsi en proie aux tourments intérieurs et à l’angoisse.
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La figure du fou
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°781 du 1 décembre 2024, avec le titre suivant : La figure du fou