« Figures du fou » profite des nouveaux espaces pour déployer une scénographie spectaculaire grand public, mais avec des imperfections.
Paris. Un chœur d’église reconstitué pour présenter des vierges folles et des vierges sages ; des gargouilles grandeur nature, conçues par Viollet-le-Duc pour Notre-Dame, flottant dans le ciel parisien ; une grande rotonde autour de laquelle se déploie un cycle sculpté de fous dansants, venus de Munich… Voilà trois temps forts scénographiques autour desquels se construit l’exposition « Figures du fou », et autant de dispositifs déployés en hauteur comme en largeur qui profitent de la réorganisation des espaces d’exposition temporaire du Louvre. Car les sinuosités auxquelles devaient se plier les parcours d’exposition du Louvre sont désormais de l’histoire ancienne, et « Figures du fou » en informe les visiteurs dans un parcours conçu pour le plaisir de la visite.
Avec la rénovation des espaces d’expositions, c’est aussi un changement d’approche dans la médiation générale de l’exposition qui apparaît : des textes plus courts, et plus concis, des informations claires mais parfois rares, « Figures du fou » est bien une exposition grand public, contrairement aux parcours plus pointus et jargonnants auxquels nous avait habitués le hall Napoléon. Si l’on peut regretter que la somme d’informations contenues dans le très riche catalogue de l’exposition (qui propose une notice pour chaque œuvre) ne soit pas davantage divulguée dans les cartels et textes de l’exposition, le parcours y gagne en légèreté et laisse une autonomie appréciable aux visiteurs.
Le Musée du Louvre utilise l’approche la plus immédiatement compréhensible de l’histoire de l’art pour embarquer ses visiteurs, celle de l’iconographie. Pour un « visiteur ludique », le parcours se transforme rapidement en un jeu visuel à la manière de « Où est Charlie ? », où il s’agit de repérer un personnage parmi des scènes foisonnantes de détails. Les visiteurs gagnent à explorer les marges des images. Dès la première salle, les premières images du fou présentées se cachent dans les marginaliae qui entourent le texte de magnifiques manuscrits enluminés.
Un peu plus loin, trouver Coquinet – le fou attiré du Duc de Bourgogne – se révèle être un jeu d’enfant : dans la représentation d’une fête à la cour de Bourgogne, il est le seul personnage vêtu de rouge dans une assemblée parée de blanc, reconnaissable à sa tonsure caractéristique et son profil disgracieux, là aussi dans la marge de ce grand tableau. Commentateur, contrepoint moral, admoniteur ou tout simplement perturbateur, le fou est aussi un formidable sujet pour s’intéresser au fonctionnement des images. Plusieurs représentations du Fils prodigue (dont une saisissante sculpture en bois polychrome venue du Rijksmuseum) permettent de mettre en lumière le rôle de ce personnage, véritable relais entre la scène principale et le regardeur.
Hors des images peintes ou enluminées, le fou se niche partout au Moyen Âge, et cette omniprésence fait du parcours un véritable prétexte à découvrir la culture matérielle médiévale, qu’elle soit minuscule – comme un petit modèle d’orfèvre – ou gigantesque – à l’image du banc d’orfèvre de Maximilien Ier, chef-d’œuvre de marqueterie prêté par le Musée d’Écouen. Souvent liée au pouvoir, la figure s’épanouit aussi dans les cercles les plus marginaux de la société, à l’instar d’un porte-serviette en chêne polychrome venu du Musée de Clèves, qui accueillait certainement les clients d’une maison close. Et elle se loge même dans les réflexions les plus profondes de cet univers médiéval : dans une superbe vanité en ivoire, c’est encore le fou qui vient rappeler le caractère éphémère de la beauté.
Cette profusion d’objets divers et étonnant, couvrant à peu près tous les médiums mis en œuvre au Moyen Âge, décrit ce que l’on appellerait aujourd’hui un phénomène de société, une référence connue de tous, aux origines multiples, et portées par de grands récits populaires, comme LaNef des fous de Sebastian Brant, second livre le plus diffusé au XVIe siècle après la Bible. Dans cet ouvrage, l’auteur emploie la métaphore de la « nef » – le navire – pour décrire une société, selon lui, emportée dans la folie, chaque « fou » incarnant un vice ou une conduite déviante. Ce récit versifié, dont l’ironie est précurseure des idées de la Réforme, est une source d’inspiration pour Dürer comme pour Bosch – bien représentés dans le parcours – et contribue à ancrer durablement la figure du fou dans l’imaginaire médiéval.
Il manque toutefois au parcours une approche plus volontairement anthropologique pour donner toute la mesure de ce phénomène, et expliquer son succès dans le Nord de l’Europe (la très grande majorité des œuvres présentées viennent d’Allemagne ou des Pays-Bas). Son séquençage annoncé comme thématique suit de facto un déroulement chronologique, qui relègue ainsi l’ouvrage fondateur de Brant à la seconde partie de l’exposition, bien qu’il s’agisse d’une clef de lecture indispensable à l’ensemble du parcours.
L’excursus sur les XVIIIe et XIXe siècles, qui clôt l’exposition, trouble également le propos général qui avait été pourtant bien délimité dès l’introduction : l’exposition ne traite pas de pathologies mentales, qui ne sont pas représentées au Moyen Âge et à la Renaissance, mais d’une figure recouvrant des réalités différentes (distingués plus tard entre fous « naturels » et fous « artificiels »). L’évocation de Lady Macbeth, de Jeanne de Castille ou de la naissance de la psychiatrie ouvre un autre chapitre, celui de la démence, qui dilue la démonstration médiévale de l’exposition.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°646 du 3 janvier 2025, avec le titre suivant : Un fou divertissant au Musée du Louvre