VERSAILLES
Une exposition originale sur les animaux à Versailles présente cette étonnante vue d’Une ferme, peinte en 1753 d’après Oudry par… la reine Marie Leszczyńska.
Versailles, un véritable zoo ! Non pas pour les membres de la cour – quoique –, mais pour les animaux qui y vivent. Tous les animaux ! Ceux de la Ménagerie pour commencer, premier grand chantier architectural (aujourd’hui disparu) voulu par Louis XIV en 1662 pour accueillir bêtes rares et exotiques : les autruches, les pélicans, l’éléphant de Louis XIV, le rhinocéros de Louis XV et autre couagga (un drôle de zèbre !) de Louis XVI. Ceux du parc ensuite – le gibier y était fort nombreux, paraît-il –, comme ceux des écuries (2 000 chevaux), du chenil (jusqu’à 300 chiens de chasse), sans oublier les adorables chiens et, à partir de Louis XV, les chats de compagnies qui se prélassent devant les oiseaux les plus chatoyants capturés par des nymphes, les cerfs assaillis par des chiens de chasse et les portraits équestres des rois accrochés aux murs des appartements du château… C’est ce Versailles animalier que l’exposition « Les animaux du roi » s’apprête donc à faire revivre. Trois cents numéros inscrits au catalogue, parmi lesquels des animaux naturalisés, des tapisseries, de l’orfèvrerie, de la porcelaine, des sculptures et des peintures signées Le Brun, Desportes, Bernaerts, Boel, Bouchardon et… Marie Leszczyńska, avec cette remarquable représentation d’Une ferme, copie en 1753 d’un tableau peint par Oudry trois ans plus tôt.
Aujourd’hui conservée au Louvre, Une ferme fut commandée par le Dauphin de France au peintre Jean-Baptiste Oudry (1686-1755), connu à la cour pour avoir déjà réalisé les portraits royaux des chiens de Louis XV (Misse, Turlu, Blanche, Gredinet et Polydore). Peintre animalier réputé – son maître et confrère Largillierre lui aurait lancé un jour : « Tu ne seras jamais qu’un peintre de chiens ! » –, Oudry livre son tableau en janvier 1751 en échange de 4 000 livres (dont 1 000 de gratification, ce qui témoigne de la qualité de l’œuvre). Ladite œuvre est singulière dans la production du peintre ; il ne s’agit pas d’une habituelle scène de chasse ou d’une nature morte au gibier, mais d’une scène rurale, presque une scène de genre, où femmes, hommes et animaux de la campagne sont attelés à leurs tâches. Présenté au Salon la même année, le tableau est pourtant boudé par la critique. Début d’un long désamour puisque Louis Gillet, un historien de l’art de la fin du XIXe, jugera le tableau « surfait » : « C’est l’ouvrage d’un Parisien qui va se distraire à la campagne et prend des notes sur ce qu’il voit, sans vraie intimité ni sentiment rural ; ce n’est pas la nature, on n’en est qu’à l’opéra-comique », oubliant de préciser que le tableau fut commandé et « dicté » – le mot est d’Oudry – par le Dauphin.
La mère du Dauphin, Marie Leszczyńska (1703-1768), ne partage pas cet avis : séduite par cette œuvre d’abord désignée comme L’Agriculture puis La France, elle en fait une charmante petite copie (65,4 x 105,8 cm, contre 130 x 212 cm pour l’original) dès 1753. La reine l’offre à Louis XV l’année suivante, pour les étrennes, lequel l’accroche dans le petit cabinet attenant à sa chambre le faisant ainsi rentrer dans la royale collection. Saisie à la Révolution, La France retourne à Versailles au XIXe siècle (après être peut-être passée par le Louvre et Compiègne), où l’œuvre est toujours conservée et où elle acquiert son titre actuel : Une ferme, parfois aussi nommée La Ferme.
Reine discrète, Marie Leszczyńska n’en a pas moins influencé les arts de son temps, par l’aménagement des appartements de Versailles – où elle a régné durant quarante-deux ans, le plus long règne d’une reine à Versailles – comme par ses commandes passées aux artistes les plus talentueux et aux manufactures (Alexis-Simon Belle, Jean-Marc Nattier, Pierre Gobert, Charles-Joseph Natoire, les Gobelins…). Mais l’un de ses peintres préférés est Jean-Baptiste Oudry, qui a réalisé la série des Cinq Sens (1749) devant laquelle la reine passe chaque jour pour se rendre à la salle à manger du roi. À l’instar de son père, le roi Stanislas Leszczyński (1677-1766), Marie s’adonne elle aussi à la peinture. En 1753, « Marie reine de France » – c’est ainsi qu’elle signe – réalise donc une petite, mais néanmoins fidèle, copie d’Une ferme, probablement sous le regard bienveillant d’Oudry lui-même, et aidée par Étienne Jeaurat, peintre du Cabinet du roi qui guide régulièrement son pinceau. Et la reine s’y révèle plutôt talentueuse. Son ami le duc de Luynes n’écrit-il pas à son propos : « Quoiqu’elle ne sache pas dessiner, elle sait peindre, et s’en amuse et y réussit assez bien. »
L’intitulé donné au tableau dans les inventaires du XVIIIe siècle nous renseigne sur la signification que l’on apporte alors au tableau. La France n’est en effet pas la seule représentation d’une simple ferme pittoresque, mais le manifeste d’une France rurale moderne, telle que le pouvoir royal veut alors la promouvoir – ce qui explique sans doute que la reine fasse cadeau de sa copie au roi en 1754. La même année que la réalisation du tableau, Henri-Louis Duhamel du Monceau fait paraître le premier tome de son Traité de la culture des terres,dans lequel le « philosophe-citoyen » vante les bienfaits d’une nouvelle agriculture, seule vraie richesse du royaume. Ne faut-il d’ailleurs pas voir dans Une ferme une scène de genre dans le plus pur style flamand, où l’on voit, au premier plan, deux hommes chargeant le foin dans la grange, une femme filant, une autre tirant de l’eau et, au loin, un fermier labourant son champ, un berger gardant son troupeau, en bref la France à son labeur ? « C’est ainsy que monseigneur le Dauphin a dicté [le tableau] audit seigneur Oudry, et en fait faire l’esquisse devant luy », écrit le peintre dans un mémoire daté du 17 janvier 1751.
L’importance d’Oudry comme paysagiste est parfaitement reconnue à son époque. « Les critiques, jusque vers 1750, observèrent qu’il était le seul dans ce genre. En raison de ce fait, et parce que nous avons la conviction que c’est dans le domaine du paysage que son apport fut le plus nouveau et le plus original », écrivent Pierre Rosenberg et Hal Opperman dans le catalogue de la rétrospective Oudry qu’ils lui consacrent au Grand Palais en 1982. « Son observation aiguë du paysage annonce Corot, l’École de Barbizon et, en dernier, les impressionnistes », assurent même les historiens de l’art – il semble en effet qu’Oudry ait peint certains paysages d’après nature, bien avant Constable en Angleterre. Excellent observateur, le peintre livre donc quelques moments de vérités paysagères, comme dans les nombreux dessins qu’il fit sur le vif des jardins abandonnés du château d’Arcueil, dans une vision préromantique que l’on devine déjà dans Une ferme.
Comme son contemporain et ami Desportes, Oudry fut inspiré par la peinture flamande, par les couleurs de Rubens autant que par l’École d’Anvers où travaillait Frans Snyders, le peintre animalier du XVIIe. Ce dernier sut créer des sujets neufs pour des tableaux de grand format, à l’instar des scènes de chasse dont Oudry et Courbet se feront les champions, aux XVIIIe et XIXe siècles. Si les scènes animalières sont tenues pour inférieures dans la hiérarchie des sujets, elles séduisent une large clientèle qui assure à Oudry, membre de l’Académie royale depuis 1719, un succès critique et commercial certain. Cet intérêt coïncide par ailleurs avec l’émergence, depuis la Renaissance, d’une révolution scientifique appelée « histoire naturelle ». Dans Une ferme, que le catalogue du Salon de 1751 décrit « dans le genre flamand », certains animaux sont repris d’œuvres antérieures, comme les deux vaches, le groupe de moutons et leur congénère isolé (au centre) déjà représentés dans un paysage montagneux de 1739, ainsi que les canards repris d’une série d’aquarelles réalisées dans un carnet d’études. Si Oudry triomphe dans le genre animalier, cela ne l’empêche pas de s’intéresser à d’autres genres, comme le portrait – où il n’est pas le plus à l’aise –, la nature morte et le paysage où, cette fois, il s’illustre.
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La Ferme d’après Oudry
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°747 du 1 octobre 2021, avec le titre suivant : La Ferme d’après Oudry