Deux expositions d’envergure à Paris se penchent sur les divers aspects de cet art fait de « désinvolture, naïveté et profondeur ».
PARIS - Comme sans doute celle de Dieu, la vraie nature de Warhol ne saurait se révéler que par pans, visions, vérités partielles. La rétrospective présentée au Centre Pompidou à Paris en 1990 avait tracé à chaud (Warhol avait disparu trois ans auparavant, en 1987) un premier contour de l’œuvre. Et la visibilité de Warhol vivant sur la scène américaine, la prégnance de sa figure d’artiste, l’impact formel de son œuvre, sa popularité, tout a contribué à le rendre invisible.
Les expositions qui lui sont consacrées désormais doivent prendre des partis, et parfois très différents comme à Paris en ce printemps : le Grand Palais et son commissaire, Alain Cueff, emmènent Warhol du côté du grand art, avec un parcours d’exposition assez saisissant puisque l’on y trouve ce qu’un regard superficiel qualifierait trop vite de « galerie de portraits » : pas moins de 127 « sujets ». Et une volonté de faire apparaître une œuvre à la fois décisivement picturale et attachée à l’héritage de la grande peinture, dans sa vocation séculaire de cerner quelque chose de l’essence du vivant interrogé au travers du masque, la persona : toutes « figures » de la visagéité qui, du côté de l’interrogation ontologique, demeurent jusqu’à Deleuze ou Levinas un point de rencontre entre le pictural et le philosophique. Et le religieux. Mais prendre la mesure de l’entreprise warholienne, c’est aussi savoir conjuguer dans la même phrase le Suaire de Turin et la dernière des publicités pour cosmétique, la superficialité communicationnelle du XXe siècle et la déréliction moderne. Ainsi, la Maison rouge, sous la houlette de Judith Benhamou-Huet, ouvre une perspective qui fait apparaître tout autre le même monument. « Warhol TV » se regarde assis dans un fauteuil, devant un dispositif d’écrans de téléviseurs assez judicieusement installés pour laisser le choix au zappeur. On y trouve donc des extraits d’émissions produites pour des télévisions câblées new-yorkaises, puisque la production télévisée était devenue un département à part entière de la Factory, extraits qui mettent en scène tantôt Warhol soliloquant sur un vélo d’appartement, tantôt Georgia O’Keeffe interrogée par Paloma Picasso. On y navigue entre sitcom et talk-show, entre ennui et frénésie, avec une image désinvolte à la facture néanmoins cohérente. Le ressort dramatique du sentimental est toujours là, même si les baisers n’ont souvent pas le goût du main stream. Warhol apparaît aussi comme une vedette ordinaire de l’écran, dans des pubs et des clips ; il faut reconnaître cependant qu’il n’est bon que quand il joue, gauche et faux, son propre rôle. Le catalogue publié pour l’occasion, qui prend la forme d’un magazine, fait accéder par une série de témoignages à l’atmosphère et aux conditions de cette part du travail de Warhol, profondément lié à une perception subjective et impersonnelle du monde.
Du suave à l’acide
Les Screen-tests, présents dans les deux parcours, constituent un lien explicite entre les deux expositions. Warhol en réalisa plus de cinq cents, entre 1964 et 1966, selon le même principe minimal : plan fixe pour les trois minutes du chargeur de la caméra Bolex 16 mm de l’artiste, avec comme seule consigne de regarder la caméra — un interdit du « vrai » cinéma. étirés par une projection ralentie à 16 images/seconde, les visages délivrent bien sûr « quelque chose » — même de la part d’un joueur comme Duchamp, étonnamment doux. La télévision et son cadre rapproché ramènent à la dimension du portrait et de son au-delà mondain, même et surtout quand il porte sur les gens du monde et personnalités publiques.
Bref, il y a dans ce croisement de points de vue, parfaitement éloignés mais complémentaires, de quoi satisfaire le Warholien convaincu. Mais aussi une manière d’enfermer Warhol dans un « système Warhol », fût-ce celui de ne pas en avoir. C’est la nature même de l’exposition qui est en cause ici, et les deux projets parisiens, tous deux de belle facture, clairs, à la hauteur de leurs ambitions, produisent cet effet de concentration qui pourrait bien apparaître comme le contre-pied de l’entreprise warholienne. Il faudra donc au visiteur une attention soutenue pour trouver dans le rythme nécessairement convenu des espaces du Grand Palais des moments — ainsi le polyptyque de 1972, Philip Johnson, soudain très painterly entre les platitudes de tant d’autres tableaux qui glissent sans prévenir, délice paradoxal, du suave à l’acide. Et si les 112 Christ en jaune sur noir tiré de Léonard s’imposent ici, la multiplication des écrans simultanés dissoud quelque chose, au point que, pour parodier Warhol lui-même cité dans l’introduction de Judith Benhamou-Huet : « La télévision me divertissait juste assez pour que les problèmes que me racontaient [les images] ne m’affectent plus. » C’est sans doute que l’affect n’est jamais là où on le croit, pour Warhol dont on a pu dire (Benjamin Liu) que, « quoi qu’il vous dise, son discours n’a rien à voir avec ce qu’il pense ». L’œuvre de Warhol ne tient jamais seulement dans les œuvres de Warhol, mais dans un rapport au monde, de connaissance et d’inconnaissance, qui en fait un contemporain pour un moment encore.
Le Grand Monde d’Andy Warhol, jusqu’au 13 juillet, Galeries nationales du Grand Palais, entrée Clemenceau, 3, av. du Général-Clemenceau, 75008 Paris, www.rmn.fr, tlj sauf mardi 10h-22h, le jeudi jusqu’à 20h. Catalogue, éd. RMN, 368 p, 45 euros, ISBN 978-2-7118-555-1.
À noter : Jean-Michel Vecchiet, Vies et morts d’Andy Warhol, film réalisé en 2005, éd. RMN, 2009, 22 euros. Également, Alain Cueff, Warhol à son image, éd. Flammarion, 2009, 238 p., 23 euros, ISBN 978-2-0812-2298-4.
Warhol TV, jusqu’au 3 mai, La Maison rouge, 10, bd de la Bastille, 75012 Paris, tél. 01 40 01 08 81, tlj sauf lundi et mardi 11h-19h, le jeudi jusqu’à 21h, www.lamaisonrouge.org. Catalogue, coéd. Maison rouge/Angelo Cirimele, 92 pages, 9,90 euros, ISBN 878-2-9533-7530-5.
Le grand monde d’Andy Warhol
Commissaire : Alain Cueff, en collaboration avec Emilia Philippot
Scénographie : Didier Blin, architecte DPLG
Graphisme et signalétique : Ruedi Baur
Œuvres : 127 portraits sur 350 numéros (tableaux en polyptyques, documents)
Organisée par la RMN, avec des prêts exceptionnels du Andy Warhol Museum à Pittsburgh
Warhol TV
Commissaire : Judith Benhamou-Huet
Durée des programmes : env. 2 heures 45 min
Organisée en collaboration avec le Warhol Museum, en partenariat avec l’éditeur de meubles Vitra
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La fabrique Warhol
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°299 du 20 mars 2009, avec le titre suivant : La fabrique Warhol