GAND / BELGIQUE
Pour célébrer l’année Van Eyck, le Musée des beaux-arts de Gand expose une large partie de ses œuvres dans un parcours magnifiant son art magistral. La présentation des volets extérieurs de L’Agneau mystique en constitue un événement majeur.
« Jamais deux sans trois », dit la maxime ; et pourtant nos amis belges font mentir cet adage. Après deux saisons décevantes consacrées aux maîtres flamands, Rubens puis Bruegel, ils signent une année Van Eyck qui fera date. Une année émaillée de manifestations culturelles inspirées du peintre, du street art au design en passant par la gastronomie, lancée en grande pompe par une rétrospective très attendue. À juste titre, car il s’agit de la plus grande exposition jamais organisée sur ce maître.
Le Musée des beaux-arts de Gand réussit le tour de force de rassembler plus de la moitié de son corpus peint (treize œuvres sur la vingtaine identifiée) dont sa seule enluminure connue, mais aussi neuf œuvres commencées par le maître et achevées par son atelier. S’ajoutent à cet ensemble déjà copieux des copies d’œuvres disparues exécutées par des suiveurs, ainsi que des tableaux fortement influencés par ses compositions. Sans oublier des créations d’artistes du Quattrocento qui témoignent des différences stylistiques et techniques entre le Flamand et ses contemporains italiens.
Évidemment, comme c’est toujours le cas dans les monographies de vedettes de l’art ancien, certaines pièces manquent à l’appel, notamment le tableau le plus célèbre de Van Eyck (1390-1441), Les Époux Arnolfini, jalousement conservé à la National Gallery de Londres. L’institution britannique a cependant prêté Léal Souvenir qui compose, avec Portrait de Baudoin de Lannoy (Berlin), L’Homme au chaperon bleu (Sibiu) et Margareta van Eyck (Bruges), une galerie de portraits réjouissante.
À vrai dire, l’absence de certaines icônes ne gâche pas la fête tant le propos de l’exposition est cohérent et sa mise en espace remarquable. Scénographie, éclairage, accrochage : tout concourt à magnifier les œuvres et offrir une expérience de visite mémorable.
De bout en bout le circuit déroule la thèse de l’exposition, à savoir, comment Van Eyck a révolutionné la peinture. Une démonstration qui s’appuie sur trois facettes : technique, scientifique et esthétique. « Van Eyck est une comète qui apparaît brutalement et bouleverse la représentation en peignant les objets, les matières et les personnes avec un souci de réalisme jusque-là inédit », résume Maximiliaan Martens, spécialiste du peintre et co-commissaire. « L’artiste parvient à restituer avec exactitude ce qu’il voit en perfectionnant la peinture à l’huile et en rendant compte des phénomènes optiques observés dans la réalité, comme les jeux d’ombres et de lumière. »
Jamais auparavant l’humanité, la nature, ni même les textures n’avaient été rendues avec autant de justesse et de naturalisme. Sa maîtrise de l’huile et la superposition des glacis lui permettent d’insuffler de la vie, de capter la lumière et de donner l’illusion des matières comme nul autre auparavant. Il réinvente totalement, et durablement, l’approche des paysages, des drapés, du clair-obscur, sans oublier le chatoiement des couleurs et des reflets, et la délicatesse des carnations.
La confrontation avec les œuvres de ses contemporains italiens, travaillant eux non à l’huile mais à tempera, est ainsi sans appel. Par exemple, ses portraits révolutionnaires de trois quarts s’imposent par leur vérisme et leur présence qui crèvent la toile, contrairement aux portraits idéalisés des Italiens encore saisis de profil. Même constat pour ses madones dont la fraîcheur tranche avec le hiératisme de celles des Latins, Masaccio en tête avec sa superbe, mais irréaliste, vierge sur fond d’or. Enfin, la comparaison entre son saint François et celui de Fra Angelico est très concluante. Sa représentation est intensément lumineuse là où celle de son homologue italien est mate et le paysage rocheux traité comme une masse monochrome. Chez Van Eyck, en revanche, la description géologique sidère par son sens aigu de l’observation. On devine toutes les strates et les fossiles de la pierre dans une représentation qui semble anticiper de plusieurs décennies les études géologiques d’un Vinci. Loin d’être scolaire ou cérébrale, cette démonstration est d’une grande fluidité et clarté.
Après des salles d’introduction, indispensables pour comprendre le contexte dans lequel Van Eyck évolue, le discours se fait thématique et systématique. L’exposition s’organise ainsi en chapitres dont le sujet est judicieusement dicté par les panneaux du polyptyque de L’Agneau mystique, son chef-d’œuvre, dont la restauration a débuté en 2012. Cette campagne a livré des résultats stupéfiants sur la qualité de la peinture et rendu à ce retable son statut de matrice dans la carrière de Van Eyck. Fait unique les panneaux extérieurs ainsi que les volets d’Adam et Ève sont ici présentés comme des œuvres autonomes, alors que d’ordinaire le retable est conservé dans la cathédrale Saint-Bavon de Gand dans un immense caisson vitré empêchant d’admirer les panneaux en détail. Un accrochage exceptionnel donc, qui constitue presque un événement dans l’événement.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°540 du 28 février 2020, avec le titre suivant : La déflagration de la comète Van Eyck