Le Proche-Orient est détenteur d’un vaste patrimoine artistique et culturel au sein duquel l’art vestimentaire féminin occupe une place à part entière. Le quai Branly rend hommage à ces créations méconnues du public, très éloignées de tout a priori.
Robes de fête, manteaux, voiles, coiffes… ce ne sont pas moins de cent cinquante parures et costumes traditionnels, de la fin du XIXe siècle à nos jours, provenant du « Croissant fertile », cette vaste zone située entre le nord de la Syrie et la péninsule du Sinaï, qui reprennent vie au musée du quai Branly. Un projet de longue haleine qui a nécessité pour sa commissaire, Hana Chidiac, et son directeur artistique, Christian Lacroix, de longs mois de recherches passionnées au sein des réserves du musée et de négociations de prêts auprès d’institutions renommées ou de collections privées, comme celle de Mme Widad Kamel Kawar en Jordanie.
Loin d’un simple inventaire textile, l’exposition dévoile un pan de l’histoire de ces femmes qui, reléguées depuis des millénaires aux activités journalières, n’ont eu de cesse de donner aux étoffes, aux fils de soie ou de coton, une part de leur vie, sans doute la plus intime. À travers leurs travaux d’aiguille, elles ont inventé, au cours des siècles, un langage pour adoucir leur quotidien, composant chaque pièce comme une œuvre d’art. Portées par les villageoises et les femmes des tribus itinérantes, ces tenues vestimentaires aux broderies et couleurs éclatantes avaient déjà surpris, au siècle dernier, bon nombre de voyageurs venus s’aventurer au-delà des rives européennes de la Méditerranée. S’attendant à rencontrer des « vêtements de pauvres paysannes, ils découvrent, rapporte le géographe Jacques Weulersse en 1946, des vêtements de ballerines d’opéra », des costumes aux coupes amples et structurées, dotés de manches en forme d’ailes d’oiseau descendant jusqu’au sol, mais surtout d’un exceptionnel foisonnement décoratif.
Un répertoire de formes naturalistes ou géométriques
Déployés sur tout le vêtement ou bien circonscrits au plastron, à la partie supérieure des manches, aux panneaux latéraux et au lé central, ces motifs sont d’une grande diversité. Ils diffèrent selon le statut social, mais aussi selon chaque région ou même chaque village, délivrant chacun un code. Ils permettent ainsi, à qui sait les interpréter, de reconnaître une femme mariée d’une jeune fille ou d’une veuve et d’informer de son origine géographique. Les femmes puisent dans ce répertoire local leur source d’inspiration, brodant chaque robe comme elles raconteraient une histoire, celle de leur vie, en réalité, toujours ponctuée de symboles très positifs : le palmier pour la longévité, le cyprès pour l’éternité, l’arbre de vie pour l’immortalité… Si bon nombre de motifs renvoient à la nature, aux astres ou à la faune, d’autres sont tirés de la vie quotidienne. À Jaffa, des chandeliers brodés évoquaient la crieuse du village, qui, munie d’un bougeoir, se rendait au sein des foyers pour inviter aux fêtes de mariage. À Ramallah, la harpe était souvent représentée, rappelant sans doute les airs chantés par les musiciens du village. Chacun de ces motifs porte des noms bien distincts, soit purement réalistes (« branche de pommier », « oiseau de paradis », « œil de vache », « lune de Ramallah »…), soit plus humoristiques (« dents de vieillard », « coussin de célibataire », « quatre œufs dans un panier »)…
Dans d’autres régions, la géométrie des dessins est privilégiée pour l’ornementation des textiles, générant des compositions extrêmement denses.Pour renforcer leur portée symbolique, certains motifs peuvent être associés à des teintes spécifiques, issues, jusqu’à l’arrivée des colorants synthétiques au milieu du XIXe siècle, de matières naturelles. Particulièrement répandu dans le monde arabe, l’indigo, tiré des feuilles de l’indigotier, confère au triangle, chez les Bédouines et villageoises de Syrie, une protection contre le mauvais œil. Dans certains clans nomades de la péninsule du Sinaï, des broderies en bleu sont apposées au niveau de la jupe des jeunes filles pour témoigner de leur virginité. Le rouge, extrait des racines de la garance ou d’insectes comme la cochenille, est également très prisé, notamment chez les femmes syriennes, qui lui attribuent des vertus de protection, de fécondité et d’enrichissement.
Un savoir-faire ancestral qui a aujourd’hui presque disparu
Cet art du fil et des motifs était transmis de génération en génération. Vers l’âge de six ans, la fillette commence à coudre et à broder aux côtés de sa mère de petites pièces, souvent pour la maison. Au fil de son apprentissage, elle prépare ensuite les éléments qui constitueront à son adolescence son trousseau de mariage et qu’elle emportera en quittant son foyer : robes, manteaux, vestes, coiffes, voiles, mouchoirs, étuis à fards, coussins ou encore portefeuilles et sacs à tabac pour son futur mari. La robe de noces ou « grande robe » nécessite souvent plusieurs années de travail.
Plus volumineuse que la robe de tous les jours, elle se distingue également par l’abondance de ses ornements. Généralement brodés à part, les panneaux sont gardés en réserve et utilisés à l’approche du mariage. Mais l’on peut également réemployer certains décors encore intacts provenant de robes usées. Pour réaliser les compositions désirées, les brodeuses alternent différentes techniques de point permettant tour à tour de créer des contrastes, composer des reliefs, garnir des surfaces, marquer une ligne ou une courbe. Si le point de croix est le plus répandu, le point de tige, le point de chaînette, le point lancé et le passé plat sont également utilisés. À Bethléem, la création du point de couchure, apparenté de nos jours au point de Boulogne, contribue, au début du siècle dernier, à faire de la ville un centre stylistique majeur pendant plusieurs décennies. Exécuté de droite à gauche, ce point de maintien permet d’obtenir des décors très denses en fixant au tissu les fines cordelettes de soie ou de métal qui contournent certains motifs, comme les fleurs.
Les broderies en couchure constituent la principale technique d’ornementation des somptueuses robes malak de Bethléem, « reines » des robes de toute la Palestine. Leur réputation était telle que certaines femmes conservaient souvent la plus belle pour leur enterrement, témoignant ainsi de leur attachement à une créativité artistique et à un savoir-faire ancestral, qui a aujourd’hui presque disparu.
333-323 av. J.-C. Ouverture de la route de la soie par Alexandre le Grand.
VIe siècle La confection de la soie se développe autour du bassin méditerranéen.
XVIIe siècle Le Liban devient pionnier dans la culture du ver à soie et exporte les cocons vers
le marché lyonnais.
1845 Délocalisation d’usines de filature lyonnaises au Liban.
1860 Les femmes libanaises entrent dans le marché du travail en devenant ouvrières pour les usines textiles.
Début XXe Apparition des premiers métiers mécaniques.
1930 Créations des fils de coton DMC. L’artisanat local se marginalise.
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La broderie orientale à l’école des femmes
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « L’Orient des femmes vu par Christian Lacroix », jusqu’au 15 mai 2011.
Musée du quai Branly, Paris VIIe. Mardi, mercredi et dimanche de 11 h à 19 h. Jeudi, vendredi et samedi jusqu’à 21 h. Fermé le lundi, sauf en période de vacances scolaires. Tarifs : 6 à 8,50 euros. www.quaibranly.fr
Hors série L’œil. Loin des débats d’actualité, l’exposition porte un regard inédit sur les somptueux costumes et parures traditionnels des femmes orientales. À cette occasion, L’œil édite un hors série abondamment illustré sur le sujet et propose de découvrir la richesse de cet art textile, précieux témoin d’un savoir-faire millénaire, et de ses coutumes. Hors série en vente 4,90 euros à la librairie du quai Branly et sur www.artclair.com rubrique L’œil.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°633 du 1 mars 2011, avec le titre suivant : La broderie orientale à l’école des femmes