Kiesler : qui se leurre ?

Artiste ? Architecte ? Mystificateur ? Charlatan ?

Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1996 - 891 mots

Le Centre Georges Pompidou présente une rétrospective consacrée à l’architecte d’origine autrichienne Frederick Kiesler (1890-1965), alors que se développe une importante campagne internationale visant à créditer cet artiste méconnu d’une place de premier plan dans le mouvement des avant-gardes du début du siècle. Au même moment, les éditions Tonka et Sens publient un texte de l’historien Marc Des­sauce, Machinations, initialement commandé pour le catalogue de l’exposition puis refusé, mettant gravement en cause l’intégrité de l’artiste et l’originalité de son œuvre.

PARIS - Une drôle d’histoire se trame autour de l’exposition et de l’œuvre de Frederick Kiesler, "artiste-architecte" né en 1890 en Roumanie, qui a étudié à Vienne avant de s’exiler en 1926 aux États-Unis. Charlatan, selon l’historien spécialiste des avant-gardes architecturales Jean-Louis Cohen. Personnage dérangeant, voire mys­ti­ficateur selon un autre historien, Bruno Reichlin, dont un texte est néanmoins publié dans le catalogue de l’exposition.

"Personnage de légende", selon Bruno Zevi, historien reconnu de l’architecture (et auteur lui aussi d’une contribution au catalogue), qui, au passage, conteste sa compétence d’architecte. Il lui accorde néanmoins celle de designer – tout en reconnaissant en lui un véritable artiste. Frederick Kiesler semble échapper à toute définition. Son œuvre, pourtant prolifique, est tout aussi incernable. Architecte, n’en n’ayant cependant ni la formation, ni l’expérience (il n’a, en tout et pour tout, construit que deux bâtiments tout au long de sa carrière), il se fait connaître d’abord pour la scénographie d’une pièce de Karel Capek – RUR – présentée à Berlin en 1923, puis par un stand consacré au théâtre, inspiré des structures tridimensionnelles de Rietveld et par l’esthétique de De Stijl, à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925, à Paris.

C’est à propos de ce travail que l’historien Bruno Reichlin démonte la "méthode" Kiesler. Habilement maquillée par l’artiste autrichien, une photo avantageuse du stand, où les poutres et linteaux servant de cimaises semblent littéralement voler dans l’espace, transforme celui-ci en une fictive City in Space. Cette manipulation mystifiera le correspondant du New York Herald Tribune, qui fera état à ses lecteurs "d’études pour la solution définitive des problèmes d’embouteillage que connaissent les grandes villes américaines". Voyant le projet, Le Corbusier, sceptique, demandera à Kiesler s’il comptait suspendre sa ville à des Zeppelins ! Le caractère strictement chimérique de cette "ville dans l’espace" n’empêchera pas l’architecte autrichien, une fois parvenu aux États-Unis, de séduire le fondé de pouvoir d’une entreprise spécialisée dans les plates-formes flottantes qui l’invitera à approfondir le projet.

Des dessins de Duchamp dérobés
Dans son ouvrage Machinations, l’analyse que fait l’historien Marc Dessauce de la "méthode" Kiesler est similaire : "C’est un système d’équivalence littérale de motifs picturaux, sculpturaux, architecturaux, ou de consonnance conceptuelle que le divertissement de la reproduction (...) rend méconnaissables mais néanmoins familiers. (...) Kiesler se crée ainsi d’innombrables opportunités de pratiquer l’emprunt ou plutôt le simili". Ainsi, selon Marc Dessauce, de nombreuses œuvres présentées par Kiesler ne sont que des versions remaniées de travaux ne lui appartenant pas. Exemple parmi tant d’autres, le Théâtre pour Woodstock (1931), ne serait qu’un plagiat du Théâtre total de Walter Gropius (1927). Plus grave encore, l’historien attribue six dessins prétendument de Kiesler - dont quatre sont actuellement conservés au MoMA - à Marcel Duchamp. Kiesler, qui connaissait bien ce dernier, les lui aurait tout simplement... dérobés.

Commissaire de l’exposition, Chantal Béret conteste ces interprétations, pourtant repri­ses par certains auteurs du catalogue. Elle met sur le compte de la circulation libre des idées les emprunts repérés dans l’œuvre de Kiesler et s’attache, au contraire, à signaler la modernité d’un parcours s’installant en permanence à la frontière entre genres artistiques traditionnellement dis­tincts : théâtre, scénographie, cinéma, architecture, etc... De son côté, se démarquant de ce qui n’est, selon lui, que "querelles d’historiens", le critique Jean-Pierre Le Dantec, auteur lui aussi d’un texte du catalogue, s’il ne conteste pas les éventuels méfaits de Kiesler, ne voit en ce dernier qu’un artiste de second rang qui aurait fait, en moins bien, ce que tous les artistes ont toujours fait : s’inspirer des idées et des expressions de leur temps pour les réinsérer dans une production ayant l’apparence de l’originalité.

Obsessionnel mais sincère
Un rapide survol de l’"œuvre" de Kiesler conforte ce point de vue : cette dernière apparaît comme une gigantesque et quelque peu "névrotique" compilation d’emprunts multiples aux divers courants de l’avant-garde que Kiesler a croisé sur son chemin. Compilation qui se révèle cependant incapable de se rassembler sous la forme d’un discours et d’une plastique cohérents. Dans cette perspective, Kiesler apparaît plus comme un personnage confus, obsessionnel, mais néanmoins sincère, que comme un véritable escroc.

Les écrits de Kiesler viennent partiellement confirmer ce point de vue : "La misère de l’homme réside bien plus en profondeur : dans son incapacité à construire quelque chose dont son imaginaire n’a pas fait l’expérience. Il est entièrement captif de son imagination : la Nature le tient en otage. S’il pouvait respirer à travers cette prison, il serait libre. Mais l’homme voyage sur la Voie des Singes. Cela est son destin : Singe. Au mieux, se singer lui-même. Réaliser mécaniquement ses visions propres." Kiesler, ou la grimace de l’art...

RÉTROSPECTIVE FREDERICK KIESLER, 3 juillet - 21 octobre, Paris, Centre Georges Pompidou - Galerie Nord, tlj sauf mardi, 12h-22h, samedi et dimanche, 10h-22h. Une publication dans la collection Monographie est éditée par le Centre Georges Pompidou à cette occasion.

Marc Dessauce, Machinations, Éditions Tonka et Sens, 1995. 120 pages, 120 F. Remerciements à l’auteur pour l’emprunt du titre de cet article…

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°27 du 1 juillet 1996, avec le titre suivant : Kiesler : qui se leurre ?

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