Peintre solitaire, paysagiste échappant aux classifications historiques, Jules Dupré contourne les modes pour mieux s’en inspirer. Libre, son œuvre invite à la rêverie.
Dire de Jules Dupré qu’il est un peintre de la nature est un doux euphémisme. Sous le pinceau de l’artiste, il n’est question que de bois, de champs et de clairières, de paisibles pâturages et d’étendues d’eau reflétant un ciel versatile. Rien dans son œuvre ne contredit son penchant pour le paysage, des premiers décors sur céramique de sa jeunesse aux vues champêtres de L’Isle-Adam – petit bourg du bord de l’Oise où il s’installe définitivement en 1850.
Apparenté plus volontiers à l’école de Barbizon, il demeure longtemps dans l’ombre de Théodore Rousseau, avec qui il vit une amitié exclusive et orageuse. Pourtant, Jules Dupré reste un artiste inclassable, qui emprunte autant au romantisme qu’au naturalisme, puisant son inspiration première chez les maîtres hollandais du XVIe et du XVIIe siècle et le peintre anglais John Constable.
Un réalisme de l’intime
S’il rompt avec la tradition du paysage classique en s’adonnant, dès 1830, à la peinture en plein air, il continue de préférer les longues journées de travail en atelier. Cette singularité le différencie des peintres de la forêt de Fontainebleau, Théodore Rousseau en tête, et l’amène à concevoir des scènes sans références géographiques précises, dont les titres évoquent des paysages types – lisière de bois, étang, chemin, grands chênes – et des temps donnés – repos après la moisson, coucher de soleil.
Enfermé le plus souvent dans une sorte de méditation solitaire, il agence librement ses toiles, sacrifiant à son imaginaire la vérité première des scènes représentées, surtout à partir de l’année 1850. En résultent des paysages intériorisés, qui portent en eux la marque de leur créateur, comme si lui seul était capable de les révéler à la vie. « La nature n’est rien, l’homme est tout », aime à théoriser le peintre de L’Isle-Adam, réaffirmant la présence intime de l’artiste au cœur de toute création.
Le Beethoven du paysage
La simplicité tranquille des tableaux champêtres de Jules Dupré dissimule un certain lyrisme. Rien d’étonnant quand on sait que le peintre, en mélomane passionné, ne se lasse pas d’écouter sa mère et sa première compagne, toutes deux musiciennes, interpréter Mozart ou Beethoven. Transposée sur la toile, cette musicalité s’exprime dans une symphonie de couleurs orchestrée par la lumière, ce qui explique son goût pour les crépuscules et les levers de soleil, les contre-jours et les ciels cotonneux.
Les Marines de la côte picarde des années 1870, dont la touche vibrante et empâtée rappelle la manière de Courbet, exaltent leurs camaïeux de bleu et de vert. Comme si, chez Dupré, le réalisme n’excluait pas la dramatisation d’un paysage traversé d’états d’âme. Ce que Van Gogh, en fervent admirateur du peintre, appelait le sentiment de la nature...
Le chêne
La nature souveraine
L’arbre s’impose comme le motif principal du tableau, dominant la composition de son inébranlable verticalité. L’impression de force est accentuée par le recours à la contre-plongée – ou vue de dessous – qui, en plaçant le regardeur en position d’infériorité, l’expose d’autant plus à la stature imposante du chêne. Le peintre va jusqu’à tronquer la cime de l’arbre et cette ablation volontaire renforce, ici encore, la majesté des vigoureuses frondaisons. Ce traitement de la nature témoigne des années passées aux côtés de Théodore Rousseau, dans l’atelier que les deux hommes partagent à L’Isle-Adam, de 1845 à 1849. Comme le chef de file de l’école de Barbizon ou Gustave Courbet avec son Chêne de Flagey (voir ci-contre), le peintre confère une véritable personnalité à l’arbre, se faisant portraitiste au même titre que paysagiste.
L’arbre mort
Memento moris
À gauche de la toile, légèrement en retrait par rapport au grand chêne, un arbre dévoile ses ramures privées de sève. En observateur consciencieux de la nature, le peintre ne fait pas l’impasse sur la réalité biologique de la forêt, qui porte les traces de sa propre finitude. Tapi dans la discrétion de l’arrière-plan, l’arbre mort nous rappelle le caractère éphémère de toute grandeur et le passage du temps, à la manière des crânes ou des fruits gâtés des vanités de la peinture classique.
Ainsi, on peut voir dans le choix de la végétation une métaphore des trois âges de la vie humaine : jeunesse pleine d’espérance des feuillages du lointain, maturité glorieuse du chêne du premier plan et décrépitude cadavérique de l’arbre moribond. Dans une veine mélancolique proche de Corot, Jules Dupré semble exhorter l’homme à plus d’humilité.
La lumière
Entre le ciel et l’eau
La scène est baignée d’une clarté crépusculaire, d’autant plus présente qu’elle tranche avec les contours sombres des arbres, représentés en contre-jour. Par un subtil dégradé de couleurs, le peintre parvient à décrire les scintillements du soleil déclinant.
La lumière se fait caressante, glisse sur le dos des vaches, perce le feuillage de petites perles délicates. Les nuages d’un blanc floconneux renvoient aux ciels de John Constable, que Jules Dupré a étudiés en Angleterre. La toile annonce une période où les ciels vont prendre de plus en plus d’importance. On pense notamment au peintre Eugène Boudin (1824-1898) et, à sa suite, tous les impressionnistes.
Déjà la ligne d’horizon, bien inférieure à la médiane du tableau, réduit la terre à une bande modeste. Et malgré cette relative exiguïté, le ciel, reflété dans la mare, y trouve encore sa place, nourrissant les jeux d’eau typiques du peintre.
La pâture
Hommes et bêtes
Jules Dupré décrit ici une scène banale de la vie champêtre, devenue l’un de ses motifs de prédilection : les vaches s’abreuvant au retour du pâturage. Le peintre affirme par là son intérêt pour une nature habitée, peuplée d’hommes et de bêtes, marquée par l’activité agricole et le labeur quotidien. Aux sommets inviolés des Alpes, il préfère la modestie du terroir français, l’ordinaire au sublime, la petite histoire à la grande. Disposées les unes à la suite des autres en ligne oblique, les vaches structurent et dynamisent la composition vers la gauche. Au loin, on peine à discerner les bouviers, réduits à des silhouettes quasi imperceptibles, comme souvent chez le peintre de L’Isle-Adam. Peut-être une façon de transcrire les duretés de la condition paysanne, en écho au réalisme de Millet, par le contraste entre ces corps presque absents et la toute puissance végétale des grands arbres.
Informations pratiques « De Dupré à Vlaminck », jusqu’au 24 février 2008. Commissariat : David Liot. Musée des Beaux-arts de Reims, 8, rue de Chanzy, Reims (51). Ouvert tous les jours sauf le mardi de 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h. Tarifs : 3 € et 1,50 €, tél. 03 26 47 28 44.
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Jules Dupré, sonate en lac majeur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°598 du 1 janvier 2008, avec le titre suivant : Jules Dupré