La photographe américaine fait s’enchevêtrer la part intime des portraiturés à la réalité sociale ou politique qu’ils portent.
Paris. Des portraits de Judith Joy Ross, excepté ce qu’en montre parfois la galerie Thomas Zander (Cologne) à Paris Photo, aucune exposition en France, voire en Europe, n’avait jusqu’à présent permis d’en connaître l’étendue ni les ressorts. Le travail mené par Joshua Chuang (ancien conservateur du Center for Creative Photography de Tucson et commissaire d’exposition) dans les archives de la photographe américaine aboutit à cette rétrospective présentée au Bal. D’abord par le panorama des séries embrassées, de 1978 à 2015, et les images orphelines révélées ; ensuite par le portrait en creux qui se dessine d’une femme au caractère bien trempé, née en 1946 dans la cité minière de Hazleton en Pennsylvanie.
Après la Fundación Mapfre à Madrid, la rétrospective rend en effet perceptible au Bal, malgré des espaces bien plus petits, l’exploration de la société américaine que mène depuis près de quarante ans Judith Joy Ross sans jamais cesser de revenir à sa propre histoire personnelle et familiale. La mise en dialogue constante des séries relatives à ces deux registres rend particulièrement sensibles, prégnantes, les grandes questions qui traversent l’œuvre et l’approche particulière des gens et du portrait par leur autrice. Ce qui relève de sa colère vis-à-vis des conflits armés engagés par les États-Unis ou de sa tendresse pour la période de l’enfance et de l’adolescence donne lieu au même traitement tout en résonance émotionnelle et retenue.
À l’époque où elle photographie un par un, en 1986-1987, les représentants du Congrès américain responsables de la guerre du Vietnam, ou, trois ans plus tôt, les visiteurs du Mémorial des anciens combattants du Vietnam à Washington D.C., Judith Joy Ross retourne, à la mort de son père, à Eurana Park, où enfant elle allait se baigner avec ses frères. Elle y réalise des portraits d’adolescents, fait émerger des regards et des attitudes une part intime de chacun confondante d’authenticité et d’intériorité. Traduisant l’expression enjouée ou grave d’un élu, l’émotion éprouvée devant un mémorial ou la vulnérabilité de l’adolescence, chaque portrait va bien au-delà de la personne.
« Toute ma vie, j’ai voulu être une artiste, mais jusqu’à ce que je découvre la photographie, je n’avais pas une idée claire de ce que cela signifiait. Avec l’appareil photo, j’ai trouvé un moyen de me connecter au monde entier. Les gens sont devenus mon sujet – la vie des gens ! Ils étaient tous des étrangers, mais maintenant je pouvais les connaître », dit-elle. Derrière la franchise parfois abrupte et incisive de ses propos, figurent la curiosité, le questionnement et l’empathie vis-à-vis de celles ou ceux qu’elle photographie dans leur contexte. À la photographie de studio, Judith Roy Ross a toujours privilégié la prise de vue à la chambre (20 x 25 en général), qu’elle achève au tirage au chlorure d’or, renforçant ainsi la finesse, voire la douceur de l’image.
La Pennsylvanie est la terre de prédilection des investigations de Judith Roy Ross. De ses voyages en Europe, Joshua Chuang a retenu quelques images prises en 2003 sur les immigrés africains lors d’un séjour effectué à Paris, chez son frère. Là encore, bien que resserrée, la sélection de portraits exprime tout le talent de la photographe à faire s’interpénétrer le monde intime et la réalité sociale ou politique.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°589 du 13 mai 2022, avec le titre suivant : Judith Joy Ross, portraits sociaux