L’artiste, dont l’humanisme traverse l’œuvre, veut susciter des interrogations qui sont au centre de sa « rétro-prospective » au Grand-Hornu, en Belgique.
Après avoir réalisé quelques vidéos et performances à la sortie de mes études d’art, à partir du milieu des années 1980, j’ai fait le choix de la sculpture. Dans ce choix, ma rencontre sur une exposition avec Jacqueline Mesmaeker [artiste née en 1929 à Uccle, que l’on compare parfois à Louise Bourgeois, ndlr], dont j’ai été l’assistant, a été déterminante. J’ai aussi été influencé par le travail mené par Harald Szeemann. On sortait un peu de l’art conceptuel, j’avais envie de ne pas être coupé de ce qu’on appelle l’art populaire. Ayant aussi une formation de musicien qui impliquait de longs moments d’attente avant de voir se mettre en œuvre une production, j’avais envie d’être plus autonome, et la sculpture permettait cela. J’étais en relation avec Panamarenko, mais aussi avec des artistes français comme Jean-Luc Vilmouth, Philippe Cazal ou Patrick Saytour. Je peux aussi citer Sarkis. Mes premières grandes expositions au milieu des années 1980 étaient des expositions de groupe dans lesquelles j’ai exposé en tant que « jeune pousse », à côté de tous ces artistes.
Nul n’est prophète en son pays. Mes premières expositions personnelles ont eu lieu à l’atelier Sainte-Anne à Bruxelles et au Magasin de Grenoble, à la fin des années 1980. À ce moment-là, je n’avais quasiment pas eu d’exposition en Belgique. Je regardais plutôt du côté de la France et de l’Italie du Nord. Je travaillais aussi avec une galerie allemande à Hambourg.
Les animaux présents dans mes œuvres sont des représentations de l’homme. L’homme me pose question. Durant un temps, j’ai tenté d’affronter ces questions en créant des images avec des animaux. Un jour, j’ai failli mourir à Rome. En sortant de l’hôpital, j’ai mis en place un lien avec la mère, le père, l’enfant, mais pas directement. Je me suis référé aux contes d’enfants. J’avais une volonté très poétique au départ, mais petit à petit une dimension morbide semble avoir pris le dessus. J’ai donc fini par liquider ce pathos et je suis passé à la statuaire.
En effet, j’ai fait mes premiers grands voyages au Congo actuel (le Zaïre de l’époque) dans les années 1990. La première fois, ce fut à l’initiative du galeriste belge Lucien Bilinelli. Je suis arrivé avec des projets que j’ai fait réaliser sur place, par des enfants, dans les rues de Kinshasa. J’ai notamment rencontré Chéri Samba. J’avais lu Leiris. Cette expérience m’a permis de regarder autrement le monde. Mais cette zone du monde était très instable, en pleine guerre civile, et je me suis posé la question de savoir si la création méritait de se mettre autant en danger. Je suis alors allé en Inde où j’ai fait réaliser des peintures monumentales par des peintres d’affiches de cinéma.
Ce changement dans ma carrière est lié au fait que je ne voulais d’abord pas reproduire en cinquante exemplaires certaines sculptures qui marchaient, comme Le Roi Baudouin qui pleure au travers de ses lunettes. Mon but n’était pas la visibilité. De plus, les années 1990 correspondent à un moment où les réseaux de l’art ont beaucoup évolué, avec notamment l’apparition des centres d’art. Ce qui m’a peut-être aussi poussé à aller plus loin dans le monumental, pour mieux rivaliser avec les lieux qu’on me proposait. J’ai exposé entre autres dans les ateliers de la Ville à Marseille ou la Canebière. Il fallait être à la mesure de ces espaces. C’était le moment des grandes équipes. Je travaillais avec quinze à trente personnes autour de moi. J’étais moins présent dans les galeries. La production était hors galerie, cela se passait ailleurs. Durant cette période, il y a eu un krach dans le monde de l’art. Beaucoup de galeries ont fermé.
Je suis né dans une famille flamande, à Charleroi, mais mes amis venaient du monde entier. C’est au fond une force de pas avoir d’identité bien précise. On me dit parfois que je suis liégeois, car je travaille et vis dans la région de Liège, mais je ne suis pas vraiment liégeois. J’ai fait vingt-trois résidences en Inde, je suis peut-être plus indien que liégeois. J’aime l’idée de créolisation. C’est une manière d’échapper au catalogage et de dire qu’on est partout un étranger.
Je n’ai jamais arrêté de créer des sculptures ; simplement, c’était une partie moins visible de ma pratique. Mais, dans les années 2000, après avoir travaillé plus de quinze ans en équipe, j’ai eu envie de revenir dans mon atelier, de produire tout seul sans avoir à prendre sans cesse et rapidement des décisions. Je voulais me laisser le temps de m’asseoir dans un atelier.
Dans les années 1980, il fallait réunir des tas d’objets glanés ici et là. Je vivais dans un atelier très encombré. À l’approche des années 2000, il y a eu Internet, toutes les images du monde devenaient accessibles en un clic. Pour réaliser mes sculptures, je me suis mis à glaner sur le Net des images, mais aussi des compétences. Le monde est devenu une sorte de grande bibliothèque d’objets, ou ce qu’on pourrait appeler une « objetothèque ». J’aime les objets, car ils sont construits par l’homme. J’utilise plutôt des objets avec une valeur artisanale plutôt que des objets issus de l’industrie. J’ai la volonté de faire émerger des métaphores, pour évoquer d’autres choses. Peut-être pour susciter une analyse critique qui est, par ailleurs, une chose qui se fait de plus en plus rare. C’est aussi pour cela que j’emploie des oxymores – exprimer une chose et son contraire – pour ne pas figer la pensée.
Je ne suis pas un militant, mais j’ai une conscience humaniste, et cela traverse toute mon œuvre en effet. L’humain est omniprésent dans mes œuvres. Il y a une part ludique dans mon travail qui vise à créer un étonnement, mais qui, rapidement, je pense, conduit le regard vers des questions plus graves. Je n’apporte aucune réponse, mais j’essaie de susciter des interrogations… En sortant de l’atelier et en étant placées sous le regard du spectateur, les images deviennent œuvres et n’appartiennent plus vraiment à l’artiste. J’aime l’idée qu’on abandonne l’image à la responsabilité de l’autre. Si j’ai un regret, c’est celui de ne pas avoir participé à une révolution, même si je sais qu’une révolution est toujours récupérée par le pouvoir.
Plutôt que de rétrospective, je serais tenté de parler plutôt de « rétro-prospective ». Une trentaine d’œuvres sont exposées. À l’exception de quelques pièces assez bien connues du public, le reste des œuvres, qu’elles soient issues de collection privée ou de collection publique, ont été peu montrées. L’installation Rien ne s’y oppose, par exemple, n’avait jamais été exposée en Belgique. Il s’agit d’une œuvre de 2010 créée au Creux de l’enfer, en lien avec la résurgence du questionnement sur les robots. À l’époque, cela m’interpellait d’autant plus que les technologies digitales étaient très intrigantes. Cette œuvre interroge le passage rituel à l’âge adulte, la volonté des teenagers d’être original, de se conformer à un groupe, d’être « sur des rails ». La chute du mur de Berlin nous a fait tomber dans une sorte de no man’s land en termes de débats et de combat à mener, à part la question du numérique. Aujourd’hui, il me semble qu’on retrouve des questions aussi cruciales que celles des années 1970-1980, en lien avec la polarisation du monde.
En regardant dans le rétroviseur, il n’y a pas une seule œuvre que je regrette. Cela rejoint ce que je vous disais quant au fait que je n’ai jamais accepté de produire une œuvre pour des raisons mercantiles.
Cela peut paraître paradoxal avec ce que je dis sur les identités multiples, mais je m’inscris dans une filiation avec des artistes belges comme James Ensor, Antoine Wiertz, Pieter Brueghel ou encore Félicien Rops, Panamarenko ou Guillaume Bijl. Il s’agit d’une forme d’art très sérieux, mais qui entretient un rapport baroque aux grands thèmes de l’humanité : la vie, la mort, l’amour. Il y a une forme d’ironie par rapport à ces questions. Le baroque est souvent associé à l’encombrement, mais c’est plutôt une forme de dérision par rapport à l’existence. L’Entrée du Christ d’Ensor est clairement très ironique tout en questionnant sa propre mort. L’œuvre de Constantin Meunier comporte une forte composante sociale, mais il y a une terrible humanité qui transparaît avant tout. On peut repérer en Belgique une anarchie permanente. C’est une forme d’exotisme de l’extérieur, mais, de l’intérieur, c’est la conscience d’une tragicomédie, du caractère dérisoire des choses.
J’ai la chance d’habiter à la campagne, et c’est là que j’ai vécu le confinement. J’ai ralenti. Je me suis remis à la marche. Je m’interroge beaucoup sur le rapport que nous entretenons aux autres. Dans le cadre de ma rétrospective au Grand-Hornu, j’ai imaginé une performance en deux volets dont un compte rendu est affiché dans l’exposition. Dans le premier volet, avec ma compagne, nous nous sommes déguisés en Indiens en référence à la célèbre phrase d’Achille Chavée : « Je suis un vieux peau-rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne », et nous avons demandé au public de se laisser prendre la température. L’action était clairement parodique, mais personne ne s’est rebellé… Le deuxième volet était aussi clairement une allusion au temps présent. Une amie comédienne était allongée dans une vitrine, et elle distribuait à travers une fente des cartes écrites en guise de métaphore de la mise à distance de l’Autre que nous expérimentons aujourd’hui. Nous devons rester très vigilants sur le tournant liberticide que pourrait prendre notre époque.
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Johan Muyle : J’ai un regret, n’avoir pas participé à une révolution
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°741 du 1 février 2021, avec le titre suivant : Johan Muyle : J’ai un regret, n’avoir pas participé à une révolution