LONDRES / ROYAUME-UNI
Le musée londonien consacre une importante rétrospective à cette pionnière de la performance. Éléments scéniques et processus narratifs concourent à l’immersion du spectateur dans un champ théâtralisé.
Londres. La Tate Modern, qui s’est engagée depuis de nombreuses années dans un travail de fond visant à revaloriser institutionnellement l’œuvre des artistes femmes, met à l’honneur une pionnière de la performance, Joan Jonas. L’artiste américaine née en 1936 a posé à partir des années 1970 les jalons d’une pratique dont la contemporanéité est aujourd’hui saisissante. Par l’usage de la caméra pour se filmer, par l’importance des accessoires, des masques ou des miroirs, elle a développé dès ses premiers projets la syntaxe d’une œuvre performative essentielle. Elle y aborde des questions politiques ou écologiques à travers une relecture personnelle de mythes mêlant féminisme, New Age et animalisme où la vidéo utilisée pour la mise en scène de soi permet l’invention de nouveaux récits.
Le musée londonien propose un parcours à travers cinq décennies de production, depuis les premières œuvres jusqu’aux plus récentes installations. L’exposition plonge d’emblée le visiteur dans un univers d’objets avec la collection de l’artiste présentée dans la première salle. Oiseaux et quadrupèdes se mêlent aux masques qui trahissent l’inspiration du théâtre nô japonais et soulignent la transformation de la sculpture en élément accessoire utilisé pour sa fonction poétique. Dans cette même salle est présenté en regard de ce display un « My New Theatre », premier théâtre portatif d’une série réalisée par Joan Jonas à partir de 1997. Elle y projette en miniature un film (Tap Dancing) reprenant une performance ancienne dans une mise en scène de théâtre de poche. Dans ce vis-à-vis entre une panoplie d’outils pour la performance et un principe de réitération, cette salle pose les enjeux du travail développés dans l’exposition. Elle souligne l’ouverture d’une œuvre à sa propre reconfiguration qui met à plat les différentes catégorisations propres à l’histoire de l’art.
L’exposition se développe sur plusieurs salles ainsi que dans deux « Tanks » du rez-de-chaussée et embrasse l’ensemble du spectre de l’œuvre, au travers de quelques pièces historiques. Les photographies anciennes, telles celles de Babette Mangolte documentant la performance Mirage de 1976, montrent l’apparition du masque et son usage à caractère rituel dans l’œuvre de Joan Jonas. La vidéo de la performance Organic Honey de 1972 frappe quant à elle par l’usage qui y est fait des moniteurs de télévision où l’artiste masquée et portant des costumes de scène apparaît recyclée dans le tube cathodique. Une œuvre séminale qu’elle rejouera sous la forme d’une installation en 1994 (non présentée dans l’exposition) avec les vidéos, accessoires, robes de la performance originale ainsi que des dessins par l’intermédiaire desquels elle interroge une figure idéalisée de la féminité. L’installation The Juniper Tree (1976) (« Le Genévrier », d’après un conte des frères Grimm) est pensée à l’attention des enfants et met en valeur les processus narratifs impliquant le dessin.
Une autre installation, centrale dans le dispositif et intitulée Lines in the Sand, reprend le projet de la Documenta 11 (2002) à Cassel. Elle y transpose le personnage d’Hélène de Troie d’Asie Mineure à Las Vegas, interrogeant la construction fictionnelle de la figure féminine. Son utilisation à des fins belliqueuses dans le mythe résonne avec acuité dans le contexte de l’après-11-Septembre et de la guerre d’Irak. Cette dimension politique de son œuvre se poursuit sur des questions écologiques avec sa grande installation la plus récente Stream of River, Flight of Pattern (2016-2017) ; s’y mêlent trois projections filmées par l’artiste au cours de ses voyages, oiseaux peints sur des panneaux en bois et cerfs-volants de papier vietnamiens.
La rétrospective met l’accent sur la manière dont l’œuvre de Joan Jonas engage le corps du visiteur dans un dispositif immersif d’intensité variable. Les commissaires prennent appui sur l’arrière-plan qu’offre la sculpture minimaliste dans sa relation historique avec le corps du regardeur à l’intérieur d’un champ théâtralisé. Mais l’œuvre de Joan Jonas apparaît avant tout comme une véritable adresse au visiteur. La performance Mirror Piece II (1970/2018) en est une magnifique illustration. Exécutée au rez-de-chaussée, dans le South Tank, elle a réuni au cours de la première semaine de l’exposition une quinzaine de performeurs qui s’y sont déplacés avec des miroirs dans lesquels les regardeurs se reflétaient. Par ces miroirs, de même que par les sujets abordés qui « regardent » le visiteur, Joan Jonas tourne la page d’un rapport historique à la sculpture. L’artiste nous plonge dans des processus narratifs mêlant des temporalités disjointes et faisant du rapport à l’œuvre une expérience aussi bien physique qu’intellectuelle.
Il est dommage que la présentation, répartie sur différents niveaux et lieux, rompe l’intensité de l’ensemble. L’exposition reflète néanmoins la contemporanéité d’une œuvre immersive dont la reconfiguration sous des formes nouvelles juxtaposées met l’accent sur l’expérience par rapport à la connaissance historique. Ces dispositifs visuels privilégiant la vision synchronique annoncent notre ère post-Internet. Joan Jonas apparaît ici clairement en précurseure de nombre d’artistes telles que Shana Moulton, Madison Bycroft ou Pauline Curnier Jardin qui remettent aujourd’hui son legs artistique en perspective.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°499 du 13 avril 2018, avec le titre suivant : Joan Jonas à la Tate Modern