Une rétrospective de l’artiste à la Fondation Beyeler à Bâle réactualise les grands thèmes de son œuvre en mêlant à leur présentation les images les plus récentes.
Riehen / Bâle. « En Europe, les photographies de Jeff Wall ont été portées à la connaissance du public pour la première fois en 1981, lors de l’exposition “Westkunst” à Cologne. Cette revue monumentale de l’art d’après-guerre se terminait par la section “Heute” [« aujourd’hui »], qui se voulait un instantané de la scène artistique contemporaine. Wall partageait une salle de l’exposition avec Thomas Schütte. Deux ans plus tard, la Kunsthalle de Bâle organisait la première exposition institutionnelle de l’œuvre de Jeff Wall en Europe. Bâle a joué très tôt un rôle important dans la reconnaissance de Jeff Wall », rappellent Samuel Keller et Martin Schwander, respectivement directeur et conservateur général de la Fondation Beyeler. « L’achat par la Fondation Emanuel Hoffmann de plusieurs parties de Young Workers (1978/1983) a posé la première pierre de l’une des plus grandes collections d’art de Jeff Wall au monde », poursuivent-ils. Tandis qu’en 2005 le Schaulager organisait, sous le commissariat de Theodora Vischer, la première grande rétrospective de l’œuvre jamais organisée et éditait le premier volume du catalogue raisonné des travaux produits par l’artiste entre 1978 et 2004. Dans les espaces spectaculaires du bâtiment signé Herzog & de Meuron, les quelque soixante-dix images photographiques montées sur des caissons lumineux et leur scénographie avaient marqué les esprits. Jeff Wall, novateur dans sa manière de construire une image, bousculait la perception d’une scène de rue ou de vie domestique.
Près de vingt ans plus tard, la rétrospective présenté à la Fondation Beyeler porte le souffle d’une création qui, d’une décennie à l’autre, continue à explorer les conditions de vie des diverses catégories sociales dans la longue tradition artistique et littéraire du réalisme. En ce sens, l’exposition fait dialoguer à travers cinquante-cinq tableaux photographiques quelques thèmes récurrents de l’œuvre depuis ses débuts. Les images les plus récentes sont associées à des photographies des quatre décennies précédentes, ce qui permet de porter l’accent sur d’autres aspects de l’œuvre que lors de la rétrospective organisée il y a six ans par la Kunsthalle de Mannheim (Allemagne), reprise au Luxembourg par le Musée d’art moderne Grand-Duc Jean. À commencer par le paysage urbain et les différentes réflexions dont son évolution fait l’objet chez Wall avec Vancouver, sa ville natale, comme socle et terrain d’observation des modes de vie et interactions sociales.
La dimension utopique de la ville n’existe chez Wall que dans son caractère pré-urbain, autrement dit avant que la croissance du bâti n’efface nature et campagne. C’est ce que vient rappeler la monumentale et inattendue Recovery, photographie d’une peinture aux couleurs éclatantes version Matisse ou Gauguin que Wall a réalisée en 2017-2018, vision d’un parc, un après-midi d’été, peuplé de personnages épars parmi lesquels l’artiste a incrusté, sous une forme en partie photographique, un jeune homme au visage souriant. « Ce n’est pas un pas vers un retour à la peinture. Cela ne m’intéresse pas. Si je devais peindre sous mon propre nom, je ne ferais pas de tableau comme Recovery », avertit Jeff Wall, lors de la visite de son exposition. Cette « version hallucinatoire de la pastorale urbaine » est une image d’un rêve combinant histoire de la peinture et réalités fantasmées autour d’un monde urbain qui n’est plus. « La vie moderne a créé une trop grande perturbation dans notre relation à la nature pour permettre des versions directement harmonieuses », souligne-t-il en distinguant ses images qui appartiennent au genre « pastoral », telle que Recovery, et celles qui relèvent de« l’anti-pastoral » comme Men Waiting (2006), image noir et blanc d’hommes attendant le long d’une rue que l’on vienne leur proposer un travail journalier.
Chez Wall, l’exploration entre l’ordinaire et l’imaginaire continue à produire des images perturbantes et complexes à l’exemple de Parent Child (2018), montrant une enfant allongée sur un trottoir au pied de son père, ou de Fallen Rider (2022), image d’une jeune femme qui vient de tomber de cheval. Vie ou théâtre ? La question reste ouverte, de même que l’impulsion créative qui peut venir de n’importe où : d’une scène racontée ou vue, de la lecture d’un roman ou du visionnement d’un film, de la vue d’une peinture ou d’éléments autobiographiques.
Dans l’entretien passionnant avec Martin Schwander publié dans le catalogue (en anglais), Wall revient à ce propos sur l’importance pour lui de la notion de « cinématographie, posée très tôt comme modèle essentiel de[son] activité photographique » : « Il est communément admis qu’il n’existe pas de cadre de référence unique et acceptable pour l’origine d’un film. Ça peut être un documentaire, un fantasme se déroulant dans le passé ou le futur, ou quoi que ce soit entre les deux. Il peut être conçu et photographié de n’importe quelle manière ou style, en utilisant un large éventail de techniques et d’effets. Au cinéma, la photographie est engagée dans une entreprise créative globale aussi libre que le théâtre, la littérature, la peinture, la musique – tous les autres arts, les arts plus anciens ». L’entretien est tout aussi instructif pour ce que dit Jeff Wall du contenu des onze salles de l’exposition. Non sans rappeler qu’il déteste que l’on parle de « photographie mise en scène » au sujet de son travail, des termes qui mettent l’accent « sur la “scène” et le théâtre en tant qu’institution […] alors que [s]es images ne sont pas réalisées de cette façon ».
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°627 du 16 février 2024, avec le titre suivant : Jeff Wall, à la jonction de l’ordinaire et de l’imaginaire