LONDRES / ROYAUME-UNI
Soigneusement mises en scène, les images du Canadien Jeff Wall occupent une place singulière dans le paysage photographique d’aujourd’hui. Entre document et fiction, elles masquent sous leur beauté plastique une fascinante étrangeté.
Des images qui semblent relever d’un grand classicisme, témoignant d’un quotidien banal, voire anecdotique. Des photographies immédiatement séduisantes par leur caractère lumineux et le soin particulier apporté à leur beauté plastique. Telles sont les impressions que donnent, au premier regard, les œuvres de Jeff Wall. Elles demandent que l’on s’y attarde, que l’on s’en imprègne. Alors seulement elles révèleront leur étrangeté, quelques indices distillés par l’auteur d’un mystère que le spectateur pourra tenter d’élucider.
Que l’on ne s’y trompe pas : c’est un réel « fabriqué » qui nous est donné à voir dans ces photographies très construites, même si Jeff Wall y revendique une dimension documentaire, dans une veine qu’il qualifie volontiers de « néoréaliste ». À la fin des années 1970, le photographe s’est détaché de toute préoccupation conceptuelle pour repartir du tableau, du récit, dans une certaine tradition de la peinture d’histoire autant que dans une perspective cinématographique, manifestant dans le même temps un intérêt prononcé pour l’histoire de la photographie – les deux plus grands étant pour lui Walker Evans et Wols – et pour l’histoire de l’art.
De l’influence de la peinture
Né en 1946, Jeff Wall a ouvert de nouvelles voies à la photographie documentaire, sans chercher à la nier. Il se livre à une observation précise et lucide de la société dans laquelle il vit, même si le résultat est toujours mis en scène. Depuis 1978, toutes ses photographies sont présentées selon le même principe, dans des caissons lumineux en aluminium qui exacerbent les couleurs et créent une atmosphère très particulière. La transparence et la lumière apportent une dimension onirique aux images. Le choix de ce procédé sert pleinement le propos de l’artiste qui est de ne pas cloisonner les pratiques : ses photographies font référence à la peinture, au théâtre, à la publicité, au cinéma. Selon lui, chaque médium porte en lui les possibilités de l’autre, il suffit de savoir les mettre à jour, de trouver le moyen de les exploiter. L’usage des grands formats renforce l’effet spectaculaire et le pouvoir de fascination qu’exercent ses photographies. De loin, une image comme An Octopus (1990) peut sembler banale, purement esthétique. Lorsque l’on s’y intéresse de plus près, on remarque que sur la table est installé un poulpe… Un détail qui fait basculer l’image dans une autre dimension. Jeff Wall se plaît à brouiller les pistes, veille en tout cas à ne pas donner toutes les clés. Certaines images appartiennent clairement au fantastique – un pique-nique de vampires –, voire au merveilleux – un goûter d’anniversaire se passant en 1947 avec une femme ventriloque, dans un univers proche de celui de Tim Burton.
Le rapport à la peinture est important chez Jeff Wall, les références sont nombreuses dans son œuvre. Admirateur de Manet – à qui il a consacré un texte remarquable –, il s’intéresse à ses cadrages, à la structure de ses compositions. Dans The Storyteller (1986), le groupe de personnages qui discutent près d’un pont évoque la position des participants au Déjeuner sur l’herbe, tandis que Picture for woman (1979) renvoie directement à Un bar aux Folies-Bergère (1881). Jeff Wall affirme avoir voulu dégager la structure interne de ce tableau qu’il a pu admirer au Courtauld Institute, à Londres. La photographie est construite comme un triptyque. Une femme au premier plan, dans la même posture que celle du tableau de Manet, regarde le spectateur. Dans l’ombre, un homme de profil la regarde, inquiétant. Quel lien les unit, que font-ils là, éclairés par les ampoules nues de cet entrepôt d’une grande froideur ? On ne le saura pas. D’autres œuvres de Jeff Wall font écho à la peinture. La Mort de Sardanapale de Delacroix lui inspire la photographie The Destroyed room ; A Sudden gust of wind (1993) évoque A High wind in Yeijiri, l’une des trente-six Vues du mont Fuji (1831-1833) d’Hokusai. On y retrouve l’arbre délicat caractéristique de l’artiste japonais et les personnages surpris par le vent.
Chercher les clés du mystère
Même lorsque les sujets ne font pas explicitement référence à l’histoire de l’art, Jeff Wall construit ses compositions comme des tableaux. Leur aspect cinématographique provient d’une part de l’effet de lumière – l’image semble être projetée – et de la grandeur des formats, mais aussi des instants fixés de la narration. Ainsi, Insomnia (1994) pourrait être une image de film. Un homme est allongé sous la table d’une cuisine, dans une maison d’apparence modeste. Les quelques éléments donnés par Jeff Wall pour planter le décor créent immédiatement une ambiance, stimulent l’imagination : que s’est-il passé, quelle est la vie de cet homme ? Regarder la photographie revient à tenter d’élucider un mystère, à mener une enquête. Jeff Wall joue sur les changements d’échelle, comme au cinéma, lorsque les personnages se retrouvent « monumentalisés » sur l’écran. Il utilise des décors naturels, emploie des acteurs non professionnels qu’il dirige minutieusement, passant parfois des semaines sur une même composition. Jeff Wall trouve son inspiration en marchant, repérant des lieux, des personnages, des objets symboliques. De façon générale, la ville est au cœur de ses préoccupations, notamment les villes nord-américaines, Vancouver en particulier.
Des histoires ambiguës
Le paysage est un décor où il va pouvoir construire son récit. Les rues en constituent un élément important, devenant le théâtre d’histoires parfois ambiguës. L’une de ses images les plus connues, Mimic (1982), en est un bel exemple. Trois personnages marchent dans la rue : un couple, et un homme un peu à l’écart. Quel lien unit l’homme et la femme, pourquoi le troisième regarde-t-il de biais le couple ? Là encore, tous les scénarios sont imaginables. Jeff Wall est passionné de cinéma, s’y est lui-même essayé au cours des années 1970, sans persévérer. Il apprécie Buñuel, Rohmer, Pasolini, Bergman, Fassbinder, Eustache pour La Maman et la Putain. Autant de cinéastes chez qui le dialogue est primordial. Plusieurs images du photographe s’organisent autour de la parole (Storyteller, Pleading…), de la communication ou de l’absence de communication. Les personnages qu’il met en scène, aussi silencieux soient-ils, ont certainement beaucoup à dire et à raconter.
Par la rigueur des compositions, des constructions très rigides où rien n’est laissé au hasard, l’artiste entend également montrer des personnages privés de liberté, qui n’ont pas choisi leur situation. Les sentiments s’expriment peu, l’émotion est rentrée. Dans Milk (1984), « c’est l’objet qui explose », alors que « le corps de l’homme est tendu et rigide tant il est inexpressif », explique Jeff Wall. Le photographe manifeste le désir de montrer les contradictions internes qui régissent l’être humain (le délinquant de Doorpusher aux doigts fins et délicats). Il aime l’idée de montrer des images d’hommes qui ont des qualités, des dons, mais qui n’ont pas su – ou pu – s’en servir. Cette noirceur est contrebalancée par la beauté des photographies. Le trouble et l’émotion naissent aussi de ce décalage.
L’exposition « Jeff Wall. Photographies 1978-2004 » se tient du 21 octobre au 8 janvier 2006, tous les jours de 10 h à 18 h, jusqu’à 22 h le vendredi et le samedi.
LONDRES, Tate Modern, niveau 4, 25 Sumner Street, tél. 020 7887 8008, www.tate.org.uk. Plein tarif : 7 £ (environ 10,50 euros), tarif réduit 5,5 £ (environ 8 euros). Montée l’été dernier au Schaulager de Bâle, cette rétrospective réunit pour sa seconde étape une cinquantaine de photographies exposées dans des caissons lumineux en aluminium, des clichés en noir et blanc et des œuvres inédites que Jeff Wall a spécialement réalisées pour l’occasion.
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Jeff Wall, le cinéma du réel
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°574 du 1 novembre 2005, avec le titre suivant : Jeff Wall