Pionnier de l’intégration de la technologie à l’architecture, inventeur des panneaux de façades-rideaux, Jean Prouvé est aussi l’homme de l’acier et de l’aluminium, le ferronnier d’art devenu designer. A Paris et Nancy, de nombreuses expositions célèbrent le centenaire de sa naissance. Voyage au cœur du métal.
Nous inventions chez lui le monde du futur, de l’assemblage des tôles à la conception des villes », écrit Joseph Belmont, l’un des derniers architectes à avoir travaillé avec Jean Prouvé, cet incroyable « constructeur » comme il s’était lui-même baptisé. Les hommages pour le centenaire de sa naissance ont commencé depuis belle lurette. Une exposition à l’Institut français d’Architecture, puis une au Centre Pompidou (dont il avait été le président du jury de sélection) ont redéfini avec justesse son immense apport. Plus récemment, l’exposition concoctée amoureusement par les deux galeristes qui depuis des années s’échinent à le faire aimer des collectionneurs comme d’un public qui boude cet espèce de « mobilier de cantine », sans voir la beauté brute de la patine industrielle de ces profils et de ces carcasses en métal, admirables par les dessins qu’elles forment dans l’espace, par la rudesse de ces surfaces laissées volontairement sans finition particulière, avec toutes les soudures et les jointures apparentes. C’était l’exposition à la galerie Enrico Navarra en 1998, conçue par Patrick Seguin et Philippe Jousse, respectivement collectionneur et marchand pionniers, qui continuent aujourd’hui leur aventure Prouvé chacun de leur côté. En 1999, le Pavillon du centenaire de l’aluminium, réalisé en 1954 et sauvé de la démolition par l’entrepreneur André Luanoy en 1993, est remonté sur le parc des expositions de Villepinte. En mars 2001, le marché grimpe comme une flèche : à Nancy, ville de Prouvé, deux fauteuils Kangourou sont adjugés pour 1 million de F, trois fauteuils Visiteur atteignent 480 000 F, un fauteuil Cité universitaire, 520 000 F. Prouvé est en pleine forme pour son centenaire, les expositions se multiplient, la mode s’en est emparé. Pas un appartement au design « chic-bobo », pas un atelier d’artiste branché qui n’ait son Prouvé. Et encore, il n’a pas atteint son zénith ! Même la dernière Biennale de Venise lui fit fête : Massimiliano Fuksass avait fait remonter, près de l’immense grue de l’Arsenal, trois bicoques éphémères que l’on croyait perdues, ces petites maisons 6 x 6, aussi rapidement montables que démontables et remontables, conçues en 1944 dans ses ateliers de Nancy, rue des Jardiniers. Leur système de structure à portique est l’une des inventions majeures de Prouvé qu’il ne cessera de réinterpréter tout au long de sa vie. Et Fuksass de faire l’éloge de sa connaissance éprouvée des matériaux, de sa simplicité, de son anti-académisme, de son absence d’emphase, de son engagement social et éthique (le thème de cette Biennale était « esthétique ou éthique ? ») et d’évoquer « son atelier, lieu étonnant à la fois de recherche, d’étude, d’intervention, de fabrication ». Fuksass n’a pas tort, ni les architectes contemporains qui reconnaissent enfin ses mérites, alors qu’il était parfaitement incompris des architectes de son vivant, sauf de Le Corbusier, autre « fada ». D’ailleurs, ni l’un ni l’autre n’étaient architectes de formation.
Fasciné par les machines
Jean Prouvé est d’abord ouvrier-ferronnier. Grand, la moustache et les yeux tombants à la Errol Flynn, il a un sourire modeste qui ne laisse rien voir de son exigence et de son opiniâtreté. Il grandit dans une atmosphère particulière, tout occupé à essayer de marier l’art à l’artisanat et à l’industrie naissante, au milieu des artistes de l’Ecole de Nancy. Son père est le peintre Victor Prouvé et son parrain, Emile Gallé. L’esprit d’équipe et l’amour des formes de la nature ne le quitteront plus. « Je me souviens de mon père me disant : “Tu vois comment l’épine s’accroche sur la tige de cette rose ? ” Ce faisant il ouvrait sa paume, en parcourait d’un doigt le contour. “ Regarde, comme le pouce sur la main, tout cela est bien fait, tout est solide, ce sont des formes d’égale résistance, malgré tout c’est souple ”. Cela m’est resté ».
Prouvé s’intéressera particulièrement à l’articulation, à la tension et à la résistance des profilés, à la légèreté, aux formes naturelles qui permettent l’envol. Comme Le Corbusier, toutes les machines le fascineront, les voitures, les avions. Dans l’exposition présentée fort agréablement par le Pavillon de l’Arsenal, on peut le voir évoluer dans un petit film prêté par sa famille : Prouvé nageant, skiant, faisant de l’aviron, jouant au volley-ball sur la plage, au volant de sa 5 CV trèfle, assis dans un planeur, montant sa tente révolutionnaire ou sa maison nomade de vacances sur pilotis. On le voit aussi frapper avec force l’enclume. Et la forme trapézoïdale de cette enclume nous reste sur la rétine tout au long de l’exposition car on la retrouve, à l’envers, plus ou moins allongée, dans les piétements de ses tables et de ses chaises, dans les piliers des fameux portiques, comme un signe distinctif. Retravaillée obstinément, cette forme deviendra un aileron, une aile d’hirondelle ou d’avion, présente dans toutes ses constructions. Car pour lui, le meuble se constitue comme un immeuble, et une maison se carrosse comme une automobile, grâce à des cloisons et de grandes tuiles métalliques amovibles.
Après avoir tapé dans l’œil de Robert Mallet-Stevens qui lui fait faire en ferronnerie la grille de la maison Reifenberg au 4-6 de la rue Mallet-Stevens à Paris, il fera constamment la navette entre Paris et Nancy, abandonnant la ferronnerie pour la tôle pliée. Il devient le maître de l’acier, matériau qui changera sa vie par ses différentes manières originales de le plier, sans jamais y ajouter le moindre souci décoratif. Il en aime le brillant, pas l’esthétisant : « Le métal, par sa composition même, règle l’esthétique qui le gouverne. Un matériau dur et résistant pousse aux compositions sobres et dignes, au calcul des épaisseurs et des profils exactement nécessaires à sa solidité ». Finis les tubes de métal coudés et cintrés des modernistes pour lui trop rigides, l’acier permet plus de dynamisme en inventant une texture comme une peau que l’on peut façonner à volonté, puis assembler sans joints comme un mécano. La tôle pliée, emboutie, nervurée puis soudée donne un résultat encore plus aérien. Finis aussi les diktats du béton ! Désirer des maisons à « poser » simplement sur le sol fut son grand tort. Après la période de la reconstruction rapide où il fit merveille avec ses pavillons démontables mais solides, les gens ont rejeté le concept du baraquement, car celui-ci faisait trop penser à ce qu’il construisit pour l’Abbé Pierre.
Moduler des espaces de vie
Une nouvelle clientèle est alors née, désirant du solide, de l’éternel. Ce fut le début d’un grand marché du béton contre lequel il ne put combattre. Son invention de la légèreté se retournait contre lui, il faisait fuir le bourgeois ! « L’idée était de faire des maisons éphémères, pour une génération. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que 40 ans après elles seraient encore habitées. Elles étaient destinées à loger des gens très humbles. C’étaient des maisons qui ne coûtaient pas cher. Et on les a transformées en petits palais que certains fonctionnaires se sont partagés... C’était à mon avis un détournement de l’expérience ». Aujourd’hui, certaines de ces maisons éphémères (comme la sienne près de Nancy) sont devenues des villas très prisées et très privées, comme à Meudon ou sur la Côte d’Azur, la Villa Dollander à Saint-Clair ou la Villa de Beauvallon, voluptueuses petites mécaniques sans dedans ni dehors, où chacun peut, à partir de la structure porteuse, habiller et moduler ses espaces de vie comme il l’entend. Rien à voir avec les chaumières banlieusardes façon tradition, en dur, qui perdurent et polluent nos campagnes. Prouvé était aussi visionnaire quant à l’écologie : l’une des publicités pour ses ateliers représentait une forêt enneigée qui proclamait : « Laissez l’arbre dans la forêt... et que votre menuisier soit métallique ».
Ne pas copier, ne pas plagier
Prouvé avait décidé de faire table rase du passé. Ne pas copier, ne pas plagier, telles étaient déjà les maximes de son père. Il invente donc tout lui-même, selon ses propres convictions, faisant fabriquer immédiatement un prototype par son frère pour modifier et améliorer aussi vite que possible ce qu’il a construit. C’est pour cela qu’il tenait tant à ses deux usines, celle de Nancy et de Maxéville, qui lui permettaient d’expérimenter et de mettre à l’épreuve sa très grande intuition, gardant ainsi toute souplesse dans l’action. Grâce à son système de portique en acier plié qui se décline en I, en H, en U mais encore plus souvent en portique-compas en V renversé, il invente une nouvelle conception d’enveloppe architecturale : le mur-rideau qui répond, à sa façon, à la « façade légère » des architectes du Mouvement moderne. C’est ce qu’il a trouvé de mieux pour se consoler d’avoir perdu son usine, son seul instrument de travail d’où sortaient aussi tous ses meubles et ceux qu’il créait en collaboration avec Charlotte Perriand et qui étaient diffusés par Steph Simon à Paris. Son succès fut vite convoité par des sociétés d’aluminium qui voulaient faire du profit à des cadences beaucoup plus rapides. Son « outil » est racheté avec lui-même et ses brevets par Péchiney, il devient alors une boîte à idées au service des autres, ce qu’il ne supporte pas longtemps. Le cœur en berne, il continue vaille que vaille, conseille et participe à la construction de lycées et d’écoles, de résidences universitaires, de la grande façade de l’aérogare d’Orly, des façades du CNIT à la Défense, du siège social de la C.I.M.T de Neuilly, de la tour Nobel de Puteaux, des façades du bâtiment V de l’Unesco et du mur-rideau du siège du parti communiste français de Niemeyer... jusqu’au Palais Omnisports de Bercy !
On n’a pas laissé Prouvé l’inclassable, l’inventeur sans doute trop désintéressé, trop simple et trop généreux, trop humaniste, prouver ses immenses qualités d’innovateur et s’épanouir en faisant fi des lourdeurs qui enfermaient d’une chape de plomb les architectes et les ingénieurs français. Mais c’est une autre histoire. Curieusement, on n’arrête plus de dénicher encore des meubles de Prouvé au rebut, de remonter des baraques retrouvées au bout du monde, comme si tout ce qui avait été dénigré ou jeté remontait obstinément à la surface pour faire honte à ceux qui ne comprennaient rien au talent.
A Paris
Elle est conçue autour d’un parcours et d’une publication. Le parcours sur place nous emmène avec des photos et des maquettes vers les bâtiments parisiens de Jean Prouvé, ses tables thématiques et ses collections. Le livre est une édition spéciale à tirage limité pour le centenaire de la naissance de ce constructeur de génie. « Jean Prouvé et Paris », Pavillon de l’Arsenal, 21, bd Morland, 75004 Paris, tél. 01 42 76 31 28. Horaires : entrée libre du mardi au samedi, de 10h30 à 18h30, le dimanche de 11h à 19h. Jusqu’au 31 août.
A Nancy
Trois expositions commémorent le centenaire de la naissance du Nancéien Jean Prouvé. Au Musée des Beaux-Arts, une monographie complète de son œuvre présente toutes les facettes de son talent, citoyen (résistant puis maire de Nancy), chef d’entreprise, inventeur, constructeur, designer (membre fondateur de l’UAM, en 1930).
« Jean Prouvé 1901-1984 », Musée des Beaux-Arts de Nancy, 3, place Stanislas, Nancy, tél. 03 83 85 33 25. Tous les jours sauf le mardi, de 10h à 18h. Du 13 juillet au 15 octobre.
Les galeries Poirel, fondées en 1894 et qui ont exposé les fondateurs de l’Ecole de Nancy, se devaient de célébrer Jean Prouvé. C’est chose faite avec un florilège de sa production : meubles depuis la première chaise rabattable de 1929 au mobilier du gymnase de Cachan en 1959. Echantillon important de son travail sur l’ergonomie avec les pupitres scolaires de 1938 à la fin des années 50. Enfin, on voit la reconstitution de quelques ensembles complets comme une chambre de l’université d’Anthony.
« Jean Prouvé dans ses meubles », galeries Poirel, 3, rue Victor Poirel, Nancy, tél. 03 83 32 31 25. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 10h à 18h. Du 13 juillet au 1er octobre. Constructions légères et éléments constructifs singuliers y sont présentés et mis en espace par un architecte contemporain pour illustrer la modernité de Jean Prouvé. On découvre ainsi un pavillon 6 x 6, une station essence, un tronçon du pavillon de l’aluminium, des éléments de façades.
« Jean Prouvé se met au vert », parc de la Pépinière, Nancy, tél. 03 83 85 31 00, ouvert tous les jours dès 6h30 jusqu’à 23h30 en juillet-août, 22h du 1er au 14 septembre, 21h à partir du 15 septembre. Du 13 juillet au 15 octobre.
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Jean Prouvé, l’homme du métal
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Abonnez-vous dès 1 €Quelques galeries sont spécialisées dans le mobilier de Jean Prouvé. Deux d’entre elles organisent de petites expositions :
La galerie Patrick Seguin, 34, rue de Charonne, 75011 Paris, tél. 01 47 00 32 35, a prêté les 8/10e du mobilier pour l’exposition de l’Arsenal et expose et vend des tables-compas, des chaises démontables, des fauteuils présidence, un bureau secrétaire. Prix non communiqués. Jusqu’à fin juillet.
Jousse entreprise, 34, rue Louise-Weiss, 75013 Paris, tél. 01 53 82 13 60, expose en parallèle une table saint-clair, un fauteuil kangourou, un guéridon, un lit Anthony, un fauteuil bridge, un bahut de Jean Prouvé, et des sténopés du cabanon de Le Corbusier et de la maison Prouvé à Nancy, par Jérôme Schlomoff. Du 7 au 28 juillet.
Egalement des meubles à la galerie Debruille, 3, rue de Lille, 75007 Paris, tél. 01 42 61 78 72 (prix non communiqués), à la galerie Down Town, 33, rue de Seine, 75006 Paris tél. 01 46 33 82 41 et à la galerie 54, 54, rue Mazarine, 75006 Paris, tél. 01 43 26 89 96.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°528 du 1 juillet 2001, avec le titre suivant : Jean Prouvé, l’homme du métal