Arles propose cet été de redécouvrir Jakob Tuggener, photographe vite oublié, comme beaucoup d’autres, mais reconnu comme l’un des piliers de la photographie suisse de ce siècle, au point de mériter une Fondation regroupant ses archives. Quelle peut-être aujourd’hui, à travers une rétrospective, l’articulation entre l’« œuvre » individuelle et le défrichage nécessaire mais encore inconsistant d’une histoire des objets photographiques ?
ARLES - La Suisse n’est certainement pas un modèle, mais elle présente souvent les mêmes symptômes pathologiques qu’un autre pays, avec une différence d’échelle : c’est le cas pour la problématique de la reconnaissance de la photographie. La Fondation suisse pour la photographie, de Zurich, propose une lecture rétrospective du travail de Tuggener, sur une trentaine d’années (1926-1956), période d’expansion industrielle et médiatique de la photographie, rétrospective que reprennent partiellement les Rencontres d’Arles. S’agissant en fait des suites d’une thèse universitaire du conservateur Martin Gasser (Princeton, 1996), on peut s’attendre à un travail sérieux et classique, qui cherche à cerner la personnalité et la carrière d’un “auteur” avec pour perspective de suivre un fil suisse de la photographie, qui conduirait à Werner Bischof et surtout à Robert Frank.
La question sous-jacente de toute monographie (exposition et catalogue) est encore ici : comment devient-on photographe et comment le reste-t-on ; ou comment négocier les mutations techniques, politiques, sociales, médiatiques qui échappent à l’individu mais qui le façonnent inexorablement. Dans une classification sans surprise des principaux thèmes abordés et d’une chronologie bien établie des publications, Tuggener y apparaît ballotté entre le désir de bien faire et les dures réalités de la survie et de l’incompréhension.
Trop suisse, peut-être, autrement dit trop confiné à l’espace zurichois du Heimat, du pays. Jeune photographe, né en 1904, il fait le bon choix d’une rupture symbolique avec la famille et de la formation à Berlin en 1930-1932, dans une école de graphisme-typographie-dessin. Et Berlin est à cette époque la meilleure école qui soit, où l’on peut suivre l’exemple de Moholy-Nagy, de Werner Gräff et Renger-Patzsch, les inventeurs du graphisme tout en s’immergeant dans la dynamique déroutante de la plus grande métropole d’Europe. De retour à Zurich, il s’agit d’”appliquer” une pratique moderniste (appuyée sur le photomontage) à des habitudes commerciales et à des possibilités de commande : Tuggener travaille dès 1932 pour le magazine promotionnel d’une usine mécanique. La technologie est à cette époque le principal élément d’un style international de la photographie, qui confronte les formes industrielles et les formes naturelles (de Blossfeld à Cunningham en passant par Weston). Le paysage urbain, et son antidote, le pays et ses gens, la culture traditionnelle à laquelle un Suisse ne saurait échapper (son livre Zürcher Oberland, 1956), sont les sujets que Tuggener traite avec brio, mais sans apporter de solution constructive. Sa seule proposition quelque peu avant-gardiste dans un milieu très conservateur malgré son industrialisation forcenée, le livre Fabrik (Usine) (1943) est un échec ; à cette date, le progressisme technique est à contre-courant.
Il n’y aurait pas là de quoi donner des idées au jeune Zurichois Robert Frank. Celui-ci les trouva peut-être dans une autre voie explorée par Tuggener, qui semble plus personnelle, donc plus vraie, la photographie des bals et soirées de palace dont il se fait une spécialité pendant une vingtaine d’années. L’attrait de la lumière artificielle, des effets de pose longue – bougés, flous – et de sous-exposition donnent tout à coup une impression de laisser-aller et de spontanéité, hors des dogmes photographiques, sur laquelle Frank bâtira une pratique extravertie et altruiste (les bals et les bars). Les résidus de la fête, les attitudes ridicules ou équivoques, les rites et parures de la séduction ouvrent, pour Tuggener, à une analyse sociale à laquelle il se refusait peut-être par formalisme. Obligé comme tous les photographes, d’inventer son propre métier dans les années trente, Tuggener s’inventait aussi un rôle d’observateur social, dans le repli de la nuit.
- Jakob Tuggener, Photographs, Martin Gasser, Scalo, Zurich, 336 p. 348 F., ISBN 3-908247-24-1
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Jakob Tuggener : profession photographe suisse
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Abonnez-vous dès 1 €Placées sous le thème de « la photographie traversée », 17 expositions et quatre soirées au Théâtre antique exploreront à partir du 4 juillet les influences et les fusions subies ces dernières années par l’image photographique en accordant une large place à la création contemporaine. « Rapports entre vidéo et photographie, peinture et photographie, utilisation d’Internet pour la création picturale et musicale : c’est tout un festival qui se consacre ainsi à l’éclatement des notions traditionnelles d’image ou de récit photographique », résume Gilles Mora, directeur artistique. Parmi les temps forts, une exposition de 110 photographies (1923-1934), dont plus de la moitié sont inédites, de Tina Modotti consacrées à la révolution mexicaine, les portraits de Nicholas Nixon, réflexion sur le passage du temps, ceux de Seiichi Furuya qui a photographié quotidiennement son épouse jusqu’au suicide de cette dernière, une vision de la situation en Asie, un hommage au Suisse Herbert Matter « touche-à-tout photographique », un rapprochement entre Frederick Sommer et Lucien Clergue, une lecture par les étudiants de l’École nationale de la photographie d’Arles d’un fonds d’archives inédit datant des années trente. Jean-Michel Alberola et Tom Drahos présenteront les œuvres réalisées après des commandes passées par la Mission 2000. Une soirée est réservée à ce premier artiste, une seconde à Sommer et au couple Weston-Modotti, la troisième est une carte blanche à Jean Baudrillard, et la dernière, « On Air », fera intervenir vidéastes, computer-jockey, disc-jockey pour une création retransmise en direct sur le web. Enfin, plusieurs personnalités autrichiennes se rendant à Arles, un débat autour de la « présence autrichienne » aura lieu le 6 juillet en partenariat avec le JdA. Interviendront Christine Frisinghelli (Revue Camera Austria), Günther Selichar (artiste), Monica Faber (Musée Albertina), Rainer Iglaf et Michael Mauracher (Galerie Fotohof).
- Festival du 4 au 9 juillet, Expositions du 5 juillet au 20 août, www.rip-arles.org
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°108 du 30 juin 2000, avec le titre suivant : Jakob Tuggener : profession photographe suisse