Outre les bienfaits de l’électricité, qu’il découvre à son hôtel, Monet trouve en 1908 à Venise un cadre et une lumière idéals pour sa peinture. Mais « trop tard », déplore-t-il à son marchand. Pourtant...
Non… je n’irai pas à Venise », avait un jour confié Claude Monet à son ami Octave Mirbeau. L’artiste devait ainsi attendre l’âge de 68 ans pour porter ses pas vers la lagune et succomber, à son tour, à son enchantement. Le peintre et sa femme, Alice, arrivent à Venise le jeudi 1er octobre 1908 et résident chez une amie anglaise, Mary Hunter, qui dispose du palais Barbaro, sur le Grand Canal. « Trop beau pour être peint, c’est inrendable », aurait soufflé Monet à son épouse, tant la beauté de la ville le submerge. Heureusement, le peintre relève vite le défi, et sitôt son matériel livré, il s’attelle à la tâche avec un enthousiasme croissant.
D’octobre aux premiers jours de décembre 1908, Monet va engager une lutte avec l’architecture, l’eau et la lumière, parachevant l’entreprise déjà amorcée à Londres, sur les bords de la Tamise. Davantage que dans ceux de Canaletto ou de Guardi, le peintre des nymphéas souhaite placer ses pas dans ceux de Turner et de Whistler, dont il admire aussi bien les toiles, les aquarelles que les eaux-fortes.
Trente-sept toiles peintes sur le motif, en une semaine
Grâce à la correspondance quotidienne qu’Alice échange avec sa fille, Germaine Salerou, l’on n’ignore aucun détail de l’emploi du temps drastique de Monet à Venise. « À 8 heures, chaque jour, nous sommes installés au premier motif jusqu’à 10 heures : il nous faut donc nous lever à 6 heures ; puis un autre motif de 10 heures à midi. De 2 à 4, dans le canal, de 4 à 6, par notre fenêtre, tu vois que les heures sont remplies et, vraiment, je ne sais comment à son âge, il fait cela sans fatigue… Monet a maintenant douze toiles en train et se passionne de plus en plus », confie l’épouse aimante.
Au bout de deux semaines, le couple prend ses quartiers à l’hôtel Britannia, et s’émerveille de son confort et de son « éclairage électrique vraiment magique ». « Monet voit ses toiles, c’est délicieux et vous ferait désirer l’avoir chez soi », s’enthousiasme Alice. Dès leur retour, les Monet feront installer l’électricité à Giverny !
Lorsqu’il est satisfait de son travail, le peintre s’autorise même des récréations « touristiques », comme une promenade en gondole (dont, à l’instar de Turner et de Whistler, il se servira comme atelier) ou la sacro-sainte halte sur la place Saint-Marc au milieu des pigeons (une scène immortalisée par une célèbre photographie conservée à Paris, au musée Marmottan).
Monet se hasarde aussi dans des quartiers moins familiers, plus désertés, comme sur la rive sud du Grand Canal, ou vers le Rio de la Salute. Le ravissement le dispute parfois à l’angoisse, et l’artiste confie au marchand Georges Bernheim-Jeune sa crainte de ne pouvoir exécuter « que des commencements qui seront uniquement des souvenirs pour moi ». Et le peintre de surenchérir : « Quel malheur de n’être pas venu ici quand j’étais plus jeune, quand j’avais toutes les audaces ! »
Les 37 toiles qu’il exécutera pendant ces semaines exaltées devaient cependant contredire ses craintes. Littéralement absorbé par cette « ville flottante » qu’il observe au ras de l’eau (depuis la gondole, la vision est horizontale et rappelle l’art des estampes japonaises), le peintre sacrifie l’architecture de la cité aux jeux des reflets et de la lumière. Sous son pinceau léger, les façades du palais des Doges rejoignent l’immatérialité de la cathédrale de Rouen ou du Parlement de Londres. Comme dans les aquarelles ou les toiles de Turner, les bâtiments de Venise se devinent dans un halo de lumière et de brume, véritables « apparitions ».
Après la mort d’Alice, Monet ne retournera jamais plus à Venise
Contrairement à ses prévisions et à ses désirs, le peintre ne reviendra, hélas, jamais dans la Cité des Doges. À son retour en France, la santé d’Alice se dégrade et elle s’éteint trois ans plus tard. Inconsolable, Monet renonce alors à tout voyage lointain, se remémorant avec nostalgie leur unique séjour vénitien. Depuis Giverny, il écrit à Durand-Ruel le 10 octobre 1911 : « Je commence seulement à me ressaisir (…) Je vais donc essayer tout d’abord de terminer quelques toiles de Venise. »
Comme pour ses « Vues de la Tamise », le peintre va donc finir de mémoire, dans la solitude de l’atelier, le travail entrepris sur le vif. Et le résultat n’en sera pas moins admirable. Petites sœurs des plus belles pages de Proust consacrées à la Sérénissime, les toiles de Monet apparaissent comme autant de variations musicales sur les reflets changeant de l’eau et le règne de l’éphémère. Les formes s’y diluent, flottantes, légères, aux limites de l’abstraction…
L’exposition inaugurée le 28 mai 1912 à la galerie Bernheim-Jeune allait connaître un immense succès. Dans la préface du catalogue, Octave Mirbeau salue en Monet « le maître de la lumière insaisissable », tandis qu’un jeune peintre nommé Signac adresse au maître une lettre en guise d’hommage : « J’ai éprouvé devant vos Venise une émotion aussi complète, aussi forte que celle que j’ai ressentie en 1879 devant vos Gares, vos Rues pavoisées, vos Arbres en fleurs (…) Je les admire comme la plus haute manifestation de votre art. »
Il ne restait plus à Monet qu’à repousser encore plus loin les limites de la vraisemblance et de l’abstraction : ce qu’il fera inlassablement jusqu’à sa mort, en 1926
En quoi le sujet de l’exposition est-il neuf ?
Venise est bien connue de l’histoire de l’art, mais pour la plupart des gens, cette période se termine à la fin du xviiie siècle, c’est-à-dire au moment où il n’y a plus de peintres vénitiens. Or, un nouveau chapitre commence au xixe siècle, lorsque des peintres étrangers – anglais, américains, français – redécouvrent la ville, se l’approprient.
Comment s’articule l’exposition ?
La première phase traite de l’imagerie créée par les Vénitiens eux-mêmes : celle d’une ville joyeuse, opulente, festive. La deuxième section montre l’effondrement historique de Venise lorsqu’elle est saccagée culturellement par les troupes napoléoniennes, puis occupée successivement par la France et les Autrichiens. Naît alors la vision romantique d’une cité décadente, romantique, incarnée par les poèmes de Byron et les toiles de Turner. Enfin, la dernière section illustre le renouveau de Venise et sa place essentielle auprès de peintres comme Manet, Whistler, Sargent, Renoir et surtout Monet...
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« Inrendable » aurait dit Monet au sujet de Venise et sa beauté
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°606 du 1 octobre 2008, avec le titre suivant : « Inrendable » aurait dit Monet au sujet de Venise et sa beauté