Venise n’a cessé d’exercer au fil des siècles une fascination auprès des peintres et des écrivains. La fondation Beyeler, en Suisse, éclaire d’un jour nouveau le « laboratoire expérimental » que fut, pour de nombreux artistes, la Cité des Doges.
Quel musée de l’Ancien ou du Nouveau Monde ne possède pas l’une de ces vues de Venise du xviiie siècle avec tout ce qu’il faut de « pittoresque » ou d’« exotique » : un ballet de gondoles sur le Grand Canal, la silhouette baroque et majestueuse de l’église de la Salute, la place Saint-Marc illuminée d’un feu d’artifice ou bien, grouillant d’une population joyeuse, les quartiers populaires et leur linge pendant aux fenêtres.
Peintres éclairés ou modestes tâcherons, nombreux furent ceux qui trempèrent leur pinceau dans la lagune pour satisfaire une clientèle de touristes britanniques songeant avec nostalgie, depuis les rives embrumées de la Tamise, au chatoiement féerique de la Cité des Doges...
Le succès de Canaletto
Grâce aux prêts consentis par les musées du monde entier, la fondation Beyeler confronte quelque cent cinquante toiles qui sont autant de regards célébrant, sur fond d’architectures grandioses, les noces de l’eau et de la lumière.
Ainsi en est-il des œuvres d’Antonio Canal, surnommé « Canaletto » (1697-1768), qui abandonne bientôt les décors de théâtre effectués auprès de son père pour peindre, dès 1728, ses panoramas monumentaux de la ville qui remporteront d’emblée un succès foudroyant. Perspectives profondes et sens de la scénographie (grâce à l’utilisation de la « chambre optique »), maîtrise absolue de la touche et de la lumière, réalisme quasi topographique, tout est fait pour asseoir la renommée de l’artiste auprès d’un public de collectionneurs et d’esthètes.
Smith, consul d’Angleterre, lui commande ainsi des dizaines de toiles (par la suite achetées en bloc par le roi George III), ainsi que des séries de gravures qui inondent bientôt tout salon anglais digne de ce nom. Et même lorsqu’il s’installera à Londres en 1746 pour y séjourner de longues années, Canaletto continuera de se faire le chantre de la Sérénissime en multipliant les compositions d’après ses carnets de dessins d’une précision diabolique !
L’influence de Guardi et Turner
Avec Francesco Guardi (1712-1793), la palette et le ton changent résolument. Comme le suggère joliment Philippe Sollers dans son Dictionnaire amoureux de Venise (Plon, 2004), « là où Canaletto reste photographique, Guardi devient de plus en plus rapide et aigu (…) Il est dans Venise et hors de Venise ». Ce virtuose de l’éphémère et du fragile inaugure, sans le savoir, toute une lignée de peintres qui reconnaîtront dans la Sérénissime une cité mélancolique et décadente. Dépouillées, presque « sales », les vues de Guardi n’ont pas la polychromie triomphante des toiles de Canaletto. « C’est peut-être, dans la discrétion, le plus amoureux des Vénitiens », note pourtant Sollers…
On retrouve – sur un mode amplifié – ce même halo de mélancolie, cette même exaltation du vide et de la brume chez William Turner (1775-1851), qui séjournera à trois reprises dans la Cité des Doges : cinq jours en 1819 (pendant lesquels il exécute plus de cent croquis), un peu plus longtemps en 1833, puis en 1840, où il travaille dans l’exaltation, aimant à adopter le mythique hôtel Europa au bord du Grand Canal. Ses vastes toiles atmosphériques comme ses aquarelles embrumées tels des lavis chinois influenceront durablement des peintres comme l’Américain James McNeill Whistler, les Français Monet et Manet, ou, plus proche de nous, le peintre contemporain Zoran Music…
Dès le XVIIe siècle, l’Italie constitue l’étape obligée du « Grand Tour » que se doit d’effectuer tout intellectuel, tout esthète européen. Aristocrates et jeunes bourgeois complètent ainsi leur éducation en s’initiant à la dolce vita de Florence ou de Rome. Certains voyageurs scrupuleux font même du zèle ! Goethe visite ainsi Pompéi à plusieurs reprises, entre septembre 1786 et juin 1788. Puis entrent en scène les fiévreux romantiques tels les Chateaubriand, Byron, Berlioz, Lamartine, sans oublier ces inconditionnels amoureux de Venise que sont George Sand et Alfred de Musset.
Mais le périple tourne parfois à la mauvaise comédie de boulevard ! Musset abandonne sa maîtresse et « oublie » tout simplement de payer sa note à l’hôtel Danieli. La pauvre George se retrouve non seulement seule, mais sans un sou...
Zola s’ennuie et qualifie Venise de « ville bibelot »
Tous pourtant n’apprécient guère Venise, loin s’en faut ! En 1894, Zola avoue même s’ennuyer dans cette « ville bibelot » qui sait la séduction qu’elle exerce, et se sclérose de peur de voir le touriste s’éloigner. En cette fin du xixe siècle, des établissements luxueux surgissent également des sables du Lido. Une clientèle fortunée y promène son élégance désœuvrée à l’ombre de l’Excelsior ou de l’hôtel des Bains. Thomas Mann et Luchino Visconti ne sont pas très loin...
Si, de nos jours, Venise tente de casser son image de vieille dame nostalgique en multipliant biennales et expositions d’architecture et d’art contemporain, nombreux sont encore les pèlerins à arpenter ses ruelles désertes et ses canaux obscurs dont, au premier chef, Philippe Sollers. « Je la suis en pensée sur les places et dans les ruelles, sur les ponts et au bord de l’eau, le cliché est juste, la cité idéale a été conçue et construite au moins une fois. » (La Fête à Venise, 1991).
À lire sur le sujet le très beau livre Voyages en Italie de Catherine Donzel et Marc Walter aux Éditions du Chêne (2004, 50 euros).
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Venise
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Abonnez-vous dès 1 €VIIIe-XVIIIe
La République de Venise marque l’apogée de la Sérénissime, dont le déclin s’amorce au XVIe siècle.
1697
Naissance de Canaletto à Venise.
1797
Invasion de Napoléon Bonaparte. Venise est placée sous l’autorité autrichienne.
1819
Séjour de Turner à Venise.
1866
L’Autriche se retire de Venise.
1883
Séjour de Renoir en Italie. Il y admire les œuvres de Raphaël.
1895
Première édition de la Biennale de Venise.
1908
Voyage de Monet à Venise.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°606 du 1 octobre 2008, avec le titre suivant : Venise