L’anecdote est révélatrice. Dans un tableau du peintre T. A. Bitter, intitulé Atelier du peintre et conservé au Musée Carnavalet, une femme prend la pose devant l’artiste qui l’esquisse.
Scène classique qui cache en réalité un secret d’atelier. En regardant de plus près, un pied de bois apparaît sous la robe du modèle. La femme qui semblait de chair et d’os dévoile sa vraie nature, celle d’un mannequin d’artiste, ce compagnon silencieux du peintre. « Silent Partner » est justement le titre anglais choisi pour l’exposition consacrée à ces silhouettes, qui était présentée au Fitzwilliam Museum de Cambridge. Au Musée Bourdelle, qui l’accueille à son tour, deux mannequins ont retrouvé leur environnement, celui de l’atelier de sculpture et de peinture de l’artiste. Le musée-atelier parisien est le lieu privilégié pour évoquer ces personnages qui peuplent l’antre du créateur, tout en restant invisibles pour ne pas dévoiler les artifices du génie. Discrets donc, à peine évoqués par les artistes, peu sont arrivés en bon état jusqu’à aujourd’hui. Manipulés, prêtés, relégués au fond de l’atelier, ils ont été des outils indispensables aux artistes pour trouver le tombé juste d’un drapé ou composer des scènes. L’exposition est l’aboutissement d’une longue recherche initiée par la directrice du Musée de Cambridge et dont le catalogue fait état avec brio. Le sujet étonnant se révèle tout à fait passionnant, brossant largement la thématique, ouvrant des pistes de réflexion sans jamais se perdre, depuis le petit modèle de martyr porté lors de processions religieuses jusqu’à l’appropriation du mannequin de mode, étrange double de nous-mêmes, par les surréalistes. Dans la scénographie classique imposée par les salles du musée britannique, le mannequin semble dans son élément, celui de l’école d’art, où les élèves apprennent grâce à lui à maîtriser l’anatomie humaine. Celui néoclassique de l’Accademia Carrara pose délicatement sur un fauteuil. Son corps de bois aux articulations de métal supporte un visage grec dans la plus pure tradition classique, probablement ajouté après son achat. À Bourdelle, en revanche, ce mannequin apparaît au détour d’un escalier, dans une niche, éclairé d’une lumière dramatique. Le parti pris est à Paris celui de l’étrangeté et de la fascination qu’a toujours exercée cet être inanimé. La mise en scène fait apparaître les silhouettes, expose les corps qui semblent prendre vie. De plus en plus réalistes et désormais sexués, on ne peut négliger leur pouvoir érotique et ne pas penser au mythe de Pygmalion peint par Edward Burne-Jones. L’être inanimé impose également ses formes parfaites dans les vitrines de mode parisiennes et les poupées font l’admiration des petites filles. Si les créateurs de mode se sont emparés du mannequin de l’artiste, comme Madeleine Vionnet, c’est dans un retournement historique que ce dernier s’approprie à son tour le mannequin de mode et le jouet d’enfant. Les artistes du XXe siècle, de De Chirico à Hans Bellmer, jouent du trouble provoqué par une silhouette trop humaine. Son inquiétante étrangeté n’a jamais quitté l’esprit des artistes. L’œuvre des frères Chapman, Minderwertigkinder – Duck Child (2011), figurant un mannequin enfant sur lequel un bec de canard a été greffé ou a poussé, achève le parcours. Il vient illustrer la longévité du mannequin dans la création, du compagnon silencieux qu’il fut autrefois à cet être devenu dérangeant et provocateur malgré lui.
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Inquiétants mannequins
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Abonnez-vous dès 1 €Musée Bourdelle, 18, rue Antoine-Bourdelle, Paris-15e, www.bourdelle.paris.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°679 du 1 mai 2015, avec le titre suivant : Inquiétants mannequins