À Lille, au musée de l’Hospice Comtesse, « Hypnos » plonge avec délectation dans les manifestations et représentations de l’inconscient dans l’art depuis la parution de L’Interprétation des rêves de Freud, en 1900, jusqu’en 1949.
Lorsque l’on découvre avec étonnement qu’à Paris, en 1885, il existait plus de cinq cents médiums en exercice, plus de quarante mille « pratiquants » et pas moins de vingt revues spécialisées consacrées au sujet, on comprend davantage la place accordée dans l’exposition « Hypnos » au spiritisme. Abondamment servie par l’essor de la photographie, capable de saisir les éruptions ectoplasmiques, d’attester de l’envol de tables et autres corps solides, de capter des auras invisibles à l’œil nu, cette vague médiumnique nourrit les pratiques artistiques alors secouées par le symbolisme, friand de telles croyances.
La photographie fut aussi une aide précieuse pour la psychanalyse puisque nombre de praticiens eurent recours à elle pour attester de symptômes. Ainsi Charcot, sous l’œil de Freud, se servait-il de ce médium pour documenter ses séances d’hypnose destinées à traiter l’hystérie.
Ne pas confondre exploration de l’inconscient et art brut
L’exposition lilloise s’ouvre donc sur de telles séances, plus ou moins scientifiques, et ce « cosmos intériorisé » compris entre 1900 et 1918. Si, curieusement, le parcours ne ménage aucune incursion dans la scène intellectuelle viennoise pourtant largement irriguée par les écrits de Freud qui publie L’Interprétation des rêves en 1900, il offre la découverte d’un bouillonnement particulièrement important en Europe centrale. En effet, dès 1870, sont rapportées de nombreuses expériences développées en Bohême, Moravie et Silésie. La Hongrie est elle-même un berceau fécond de la psychanalyse à travers le travail de Ferenczi, disciple de Freud.
Bien qu’on manque parfois d’explications sur les nombreuses œuvres rassemblées dans cette section, les découvertes parviennent à faire oublier cet écueil et à transporter le spectateur au royaume du subconscient. Aux portes de la folie aussi. Découverte dans l’exposition « Traces du sacré » au Centre Pompidou l’an dernier, la Suédoise Hilma af Klint domine cette section cosmique [lire L’œil n° 603]. Franchement illuminée, cette peintre qui exécutait ses toiles sous la dictée d’un ange fut aussi reconnue pour ses dons de guérisseuse.
Si dans l’exposition parisienne elle s’affichait en précurseur de l’abstraction bien avant Kandinsky, ici l’accent est davantage mis sur les processus de création. Et force est de constater qu’il est toujours aussi troublant de regarder des œuvres aussi nettes, ordonnées, ne devant rien à une quelconque manifestation hystérique et incontrôlée.
Cette maîtrise est également sensible dans les extraordinaires dessins automatiques du peintre autodidacte et spirite tchèque Jan Tona, et ceux de son compatriote Josef Kovar, tous réalisés au début du siècle. Alors que le premier signait de son nom ses créations, le second empruntait celui de l’esprit qui avait accompagné son geste pour créer de tels bestiaires imaginaires. Les chimères, hybridations de végétal et d’animal, sont ainsi dessinées avec une précision quasi botanique faisant ressembler ces œuvres à des planches scientifiques.
Ainsi donc, un des premiers mérites de cette exposition est de montrer clairement que l’expression de l’inconscient doit se distinguer de l’art brut, l’art des fous. Et que l’histoire des représentations des vues de l’esprit et de la science des rêves est aussi une histoire des interprétations, émaillée de nombreuses réévaluations. On le voit bien d’ailleurs avec des peintres « confirmés » et adoubés par l’histoire de l’art, comme Frantisek Kupka. Ce dernier s’adonna avec plaisir à l’occultisme, et dans Le Commencement de la vie ou les Nénuphars, magnifique dessin de 1900-1902, les éléments jouent sur les superpositions, les surimpressions exprimant les esprits et les impressions symbolistes.
Bien sûr, « Hypnos » se devait de rendre hommage à l’enfant du pays, Augustin Lesage, ce mineur du Pas-de-Calais qui peignait, disait-il sur les ordres de sa petite sœur décédée, Marie. Quelques-unes de ses compositions symétriques, peintures architecturales à la minutie troublante, attestent une fois encore de l’expression très posée d’un esprit habité.
La montée du nazisme perceptible dans le cinéma de Fritz Lang
Quittant ce premier chapitre, le parcours s’offre un sas freudien avant de plonger dans une « géopoétique de l’inconscient » fascinante, certainement la section la plus passionnante de la visite. Rien que dans la première salle, consacrée au dadaïsme et au cinéma expressionniste allemand, on a envie de s’installer pour lire les pages du catalogue qui lui sont dévolues.
Magnifiquement présentées, les marionnettes du Roi cerf, réalisées en 1918 par Sophie Taeuber, montrent combien la psychanalyse a pris son essor et domine les sphères intellectuelles [voir page suivante]. Se servant du conte écrit par Carlo Gozzi au xviiie siècle, l’artiste dadaïste suisse, fermement convaincue par les thèses de Carl Jung, met en scène la querelle qui oppose depuis 1913 le psychanalyste installé à Zürich à Freud. Les marionnettes en bois tourné et peintes, avec leurs volumes simplifiés et des mimiques accentuées qui figurent le docteur Complex et Freud Analyticus, complètent l’ensemble de dix-sept personnages de la commedia dell’arte, de Pantalon à Tartaglia, de Leandro à Papaganei. On aurait alors aimé lire quelques extraits des disputes entre Jung et Freud à propos des pulsions sexuelles.
La partie réservée au cinéma allemand est, à ce titre, plus explicite. Nourrie de nombreux extraits de films judicieusement choisis, elle montre bien comme les Fritz Lang, Murnau et autres Wiene ont pressenti la montée du nazisme et exalté les moyens cinématographiques pour donner une forme captivante à l’inconscient collectif, la manipulation mentale et la folie des masses. Du Cabinet du docteur Caligari (1919) aux rythmes aliénants de Metropolis, de la séquence de spiritisme spectaculaire de Docteur Mabuse, le joueur (1922) jusqu’aux abus des pouvoirs de l’hypnose avec le Mabuse de 1933, l’exposition offre une de ses meilleures démonstrations. La musique y joue d’ailleurs un rôle central, conditionnant avec une efficacité redoutable l’attention du spectateur, servie par des décors hallucinants. Les réalisateurs, dont certains furent conseillés par le psychanalyste allemand Karl Abraham, ont usé avec maestria des surimpressions d’images et autres effets spéciaux, véritables catalyseurs d’angoisse, très persuasifs encore aujourd’hui.
Après la salle sur le surréalisme, le visiteur reste sur sa faim…
Dans la chapelle de la nef de l’ancien hospice, on retrouve le mouvement artistique auquel on pense spontanément lorsqu’on évoque l’inconscient, la science des rêves : le surréalisme. Brassaï, Breton, Miró, Bellmer et Ernst explorent l’érotisme. Bien moins chastes que leurs prédécesseurs, les surréalistes se sont livrés avec gourmandise à l’automatisme, aux cadavres exquis (deux spécimens remarquables sont exposés) et à des jeux photographiques. Il est assez agréable de ne rencontrer aucun chef-d’œuvre surexposé du mouvement dans cette salle et de pouvoir s’attarder sur le Délire végétal d’André Masson ou La Horde (1927) de Max Ernst, trio inquiétant de formes dressées aux yeux vides. L’imaginaire est ici infusé de visions superstitieuses et fantomatiques bien éloignées de ses gravures grivoises et débordantes d’esprit taquin et de corps charnus, dénudés et féminins, exposées un peu plus loin.
Attaquant la dernière ligne droite de l’exposition avec « L’heure dangereuse », se déroulent les années sombres et brunes de l’Europe, anxieuse, minée par la haine. Certains avaient « vu » les horreurs de la guerre se profiler, d’autres, comme la médium suisse Emma Kunz, se sont repliés dans un monde parallèle pour échapper à une réalité sordide. Découverts au Palais de Tokyo en 2007, les dessins sur papier millimétré réalisés par Kunz avec un pendule magnétique replongent le visiteur dans les croyances de la première partie. Le précisionnisme des ensembles géométriques et puissamment colorés tranche d’autant plus avec les toiles inquiètes et torturées de Victor Brauner qui dominent la dernière salle.
Partagé entre des visions hallucinantes de la surréaliste tchèque Toyen (Marie Cerminova) et sa série de lithographies Cache-toi, guerre ! (1944) et cette résurgence de la magie au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le visiteur restera un peu sur sa faim. Peut-être un épilogue un peu plus probant aurait-il pu être proposé ? Par exemple, une incursion dans le contemporain, lorsqu’on sait qu’un artiste comme Elmar Trenkwalder réalise des sculptures d’après les visions provoquées par ses crises d’épilepsie. « Hypnos » commence sur un ensemble de rotoreliefs de Marcel Duchamp, elle aurait très bien terminé sur une hallucination.
Emak Bakia : le regard cinépoétique de Man Ray
Bien mal mis en valeur, le cinépoème Emak Bakia (1926) de Man Ray est une parfaite démonstration de surstimulation rétinienne. En sept minutes, avec un goût pour les mouvements circulaires de caméra provoquant immanquablement le tournis et une quasi-hallucination visuelle, un montage dynamique libéré de toute contrainte narrative et des moments abstraits pulsatiles et très lumineux, Man Ray a créé un objet quasi hypnotique. Onirique, irrationnel, discontinu, fragmentaire, entêtant par ses répétitions de scènes, cet ovni cinématographique s’avère aussi violent que subversif. Il arrive à faire sortir le spectateur de sa raison, lui faisant délaisser l’esprit rationnel, l’attente d’un fil narratif pour s’abandonner à cette improvisation débridée et joyeuse.
Histoire de l’œil
Emak Bakia alterne une fascination pour la vitesse automobile avec celle des mouvements rotatifs de manèges de foire et de platines disques, un monde mécanique au service du fantasme. Au début du film, Man Ray se filme et figure dans l’objectif de la caméra, un œil. Il signifie l’aller-retour incessant entre le monde réel et celui de l’imaginaire. Et dans le plan final, Kiki de Montparnasse, sa muse, s’abandonne au songe et laisse apparaître, en fermant ses yeux, un faux regard dessiné sur ses paupières. Ce monde intérieur exalte toute l’œuvre de Man Ray. Ce n’est donc pas un hasard si une de ses photographies symbolise l’exposition, le portrait de l’hallucinante marquise Casati (1922, voir p. 59), au regard si hypnotique.
Hypnos et la photographie
« Vous n’avez pas seulement fait mon portrait, vous avez aussi photographié mon âme. » Ainsi s’est exprimée la marquise Casati à la vue de la photo prise par Man Ray en 1922 et reproduite ci-contre. Dans le premier tiers du xxe siècle, la photographie n’a rien perdu de son pouvoir « magique » tout en recherchant sa respectabilité du côté de la science. Ainsi les partisans du spiritisme voient en elle le moyen de servir leur cause. On se souvient de l’affaire des fées de Cottingley [lire L’œil n° 612]. « Preuve formelle », l’image fixe témoignerait de l’existence des forces occultes et l’on ne compte plus les manifestations de tables volantes, de médiums en lévitation ou de voiles ectoplasmiques jaillissant de la bouche des médiums.
Les artistes, surréalistes en tête, ont eux aussi montré à cette époque de l’intérêt pour le spiritisme et pour l’exploration de l’inconscient. Si un cliché documentaire de 1922 montre le poète Robert Desnos en état de sommeil hypnotique, d’autres, comme Le Phénomène de l’extase de Dalí reproduit ci-dessous ou les rayogrammes de Man Ray, ont un intérêt plus artistique.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Hypnos
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Repères
Milieu du XIXe siècle
On donne le nom d’hypnose à une pratique qui consiste à plonger une personne dans un demi-sommeil.
1878
Charcot utilise l’hypnose pour étudier l’hystérie.
1896
Freud remplace l’hypnose par la prise de parole du patient lors d’une cure d’analyse.
1900
Le psychiatre Jung publie sa thèse.
1918
Spectacle de marionnettes Le Roi Cerf par Dada.
1919
Soupault et Breton écrivent Les Champs magnétiques, premier texte d’écriture automatique.
1923
Premiers dessins automatiques d’André Masson.
1924
Premier manifeste du Surréalisme. Miró débute sa série Peintures de rêves.
1926
Duchamp réalise Anemic Cinema.
1933
Traduction du texte de Freud L’Inquiétante étrangeté qui a pour objet d’étude l’œuvre d’art.
1937
L’exposition à Munich « L’art dégénéré » dénonce les mouvements d’avant-garde, dont le Dadaïsme et le Surréalisme.
Autour de l’exposition
Informations pratiques. « Hypnos, images et inconscients en Europe », jusqu’au 12 juillet. Musée de l’Hospice Comtesse, Lille. Du mercredi au dimanche de 10 h à 12 h 30 et de 14 h à 18 h. Tarifs : 5 et 3,5 e. www.hypnos-mamlm.fr
« Dada East ? » à Lille 3000. Présentée dans le cadre des expositions de « Lille 3000 : l’Europe XXL », jusqu’au 12 juillet 2009, « Dada East ? » au musée des Beaux-Arts de Tourcoing met en avant les racines roumaines oubliées du dadaïsme. Quatre jeunes hommes ayant quitté leur pays d’origine – Marcel et George Janco, Tristan Tzara et George Arthur Segal – donnent naissance à Dada en 1916 à Zurich. L’accrochage met en valeur les premières œuvres de ces artistes et sur l’influence dadaïste dans la scène artistique actuelle en Roumanie.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°613 du 1 mai 2009, avec le titre suivant : Hypnos