Le Musée d’Orsay tente – en vain – de mieux faire comprendre au grand public l’écrivain et critique d’art difficile à cerner. En cause, une médiation insuffisante et une scénographie peu adaptée.
Paris.« De Joris-Karl Huysmans (1848-1907), notre époque lit surtout À rebours et l’y enferme. » Le premier panneau de salle expose bien la difficulté d’organiser une manifestation consacrée à un écrivain et critique d’art très étudié, mais dont l’œuvre est peu connue du public. À l’exception de l’exposition « Huysmans-Moreau. Féériques visions », en 2007, la confrontation de ses écrits et des œuvres qu’il commentait n’a jamais été tentée. L’initiative du Musée d’Orsay, sous le commissariat de Stéphane Guégan et André Guyaux, était donc attendue.
Dans cette suite de petites salles, il n’est possible de montrer qu’un nombre restreint d’œuvres, sauf à les accrocher du sol au plafond, comme Huysmans les voyait dans les Salons. Le Musée d’Orsay présente donc seulement trente-deux peintures, dix-huit papiers, deux sculptures, trois photographies et vingt-cinq documents d’archives.
Encore cette énumération comprend-elle l’apport du scénographe, Francesco Vezzoli, annoncé dans le sous-titre de l’exposition. Cet artiste trouve notamment son inspiration dans la réinterprétation de l’art du passé et utilise les larmes comme Daniel Buren les rayures. D’où les photographies d’Eleonora Duse, la Belle Otero, Isadora Duncan ou Ida Rubinstein et une tapisserie au petit point (Self Portrait) parées d’épanchements lacrymaux de broderie noire. Plus pertinente est son interprétation de la tortue constellée de pierreries imaginée par Huysmans dans À rebours et déjà tentée par le poète Gabriele d’Annunzio pour sa résidence au bord du lac de Garde, dans les Alpes italiennes. Le beau monstre (Tortue de soirée) figure dans la deuxième section de l’exposition, la salle rouge, la plus réussie, pour laquelle Francesco Vezzoli a imaginé un papier peint évoquant la fameuse villa de l’écrivain italien.
La première section n’est pas scénographiée : avec un peu de pédanterie, on s’est contenté de la qualifier de White Cube (le type de galerie d’art aux murs blancs en usage depuis les années 1930) censée « projeter la lucidité de Huysmans critique d’art dans notre époque ». Quant à la troisième, c’est une pièce noire où est reproduit grandeur nature et en triple exemplaire le panneau central (La Crucifixion, 1512-1516) du Retable d’Issenheim de Matthias Grünewald.
Confier un thème et des œuvres à un artiste pour qu’il s’en inspire, pourquoi pas ? Ici, le problème est que le musée a également pour but de faire connaître Huysmans. Éminemment complexe, dogmatique, mais pétri de contradictions, se damnant parfois pour un bon mot, celui-ci a une tendance naturelle à échapper à la définition. Or la médiation apporte peu d’informations : on sent bien que le nombre et la taille des cartels ont été négociés âprement. Les panneaux de salles esquissent les grandes lignes, mais seules quelques œuvres sont présentées avec le commentaire qu’en a fait Huysmans (l’hilarant passage sur La Mort de Commode de Fernand Pelez, 1879, y figure heureusement). De cette façon, à part son éloge de Rolla d’Henri Gervex (1878), et sa critique de Pierre Puvis de Chavannes, qui peuvent étonner certains visiteurs, Huysmans apparaît comme un visionnaire ayant adoubé très tôt les artistes incontestables aujourd’hui.
Alors que le catalogue est tout en nuances, on trouve, dans les salles, une vision téléologique de l’histoire de l’art un peu dépassée. Rien sur Gustave Courbet que Huysmans a honni, sur ses hésitations à propos d’Édouard Manet dont il n’a pas essayé de comprendre les recherches, sur l’importance qu’il accorde à Federico Zandomeneghi. Rappelons ses mots sur « les halls de chemin de fer que M. Claude Monet a déjà tenté [...] de peindre, mais sans parvenir à dégager de ses incertaines abréviations la colossale ampleur des locomotives et des gares », parus dans « L’Exposition des indépendants en 1880 ». Dans la salle rouge est présentée sans commentaire La Vierge adorant l’hostie de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1854, voir ill.). Il faut avoir lu « La Salle des États au Louvre », dans Certains (1889), pour mettre le peintre en perspective dans le panthéon de Huysmans : « Sorti du portrait, Ingres n’est rien ; c’est un calligraphe patient [...], un pète-sec laborieux, un chef de division de la préfecture des arts, et encore dans le portrait se dédouble-t-il, étant, tour à tour, odieusement pataud et curieusement subtil. »
Le visiteur aura-t-il conscience de la complexité de cet « écrivain qui parle d’art en croyant s’y connaître et qui ne fait que s’y reconnaître », comme le décrit André Guyaux, citant Camille Pissarro, dans le catalogue ? Et comprendra-t-il pourquoi on lui montre Le Comte Robert de Montesquiou de Giovanni Boldini (1897) s’il n’a pas encore lu, dans le dépliant distribué à l’entrée, la longue interview au détour de laquelle André Guyaux explique que Montesquiou est le modèle de Jean des Esseintes dans À rebours ou, plus loin, le cartel de Tortue de soirée ? Pour ne pas rendre le public aussi grognon que l’anti-héros d’À vau-l’eau, il faudrait lui présenter (en connexion, si possible) davantage d’objets et d’informations. Livrets, douches sonores, vidéos : il y aurait eu de nombreux moyens d’inclure discrètement ces dernières dans l’exposition sans que l’œuvre de Vezzoli (puisqu’œuvre il y a) soit dénaturée.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°536 du 3 janvier 2020, avec le titre suivant : Huysmans à vau-l’eau