Art contemporain

Hercule et Cacus I de Jean Bedez

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 2 mars 2021 - 1057 mots

PARIS

D’une éblouissante virtuosité, Hercule et Cacus I (2020) sacre un immense artiste. Mais Jean Bedez est bien plus qu’un simple prestidigitateur optique, il médite sur la ferveur du présent, là où se conjoignent le passé et le futur, les enfouissements et les élévations.

Né en 1976 à Colmar, Jean Bedez est diplômé de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, laquelle, juste retour des choses, lui rend aujourd’hui hommage avec une magnifique exposition monographique au Cabinet des dessins Jean Bonna. C’est que l’homme est un dessinateur affûté, et obsessionnel : ses mines de graphite investiguent le réel avec un soin d’entomologiste si virtuose qu’elles semblent capables de concurrencer la photographie, cette singulière enregistreuse du visible. Quoique : ses décors et ses paysages, souvent plus vrais que nature, sont souvent peuplés de bêtes comme tombées du ciel, ainsi de ces chevaux qui, dans la série L’Art du combat (2010-2014), gisent au milieu de bureaux désaffectés ou d’églises silencieuses comme des transis ou des paraboles christiques. Pas de doute : le réel est une hubris…

Imagination et conjecture

Soucieux d’approcher des formes archétypales de notre civilisation, Jean Bedez s’est récemment emparé d’Hercule et Cacus (vers 1525), une sculpture qui, réputée de Michel-Ange, jouit d’une incomparable fortune iconographique, notamment en vertu de la déliquescence de la terre cuite : endommagé, comme inachevé, ce bozzetto appelle tous les possibles, tous les conditionnels, véritable métonymie du génie en acte. Livrant trois dessins comme autant de manières de tourner autour d’une ronde-bosse, Bedez soustrait la sculpture à la Casa Buonarroti, où elle est aujourd’hui conservée, pour la situer dans un espace sidéral, et sidérant, l’imagination s’invitant subrepticement dans une scène qui, sinon, eût seulement été hyperréaliste. Troublant, ce dessin à la mine graphite de grand format (162 x 126 cm) contrarie les facilités du regard et l’aisance de la pensée, quand la beauté, comme l’écrit Baudelaire, « laisse carrière à la conjecture »…

L’échelle incertaine

L’histoire est connue : fils de Vulcain et cracheur de feu, le Géant Cacus est tué à coups de massue par Hercule, auquel il a dérobé des bœufs. Plébiscité par nombre d’artistes, dont Baccio Bandinelli, qui le conçut comme un pendant au David de Michel-Ange pour la place de la Seigneurie, à Florence, ce combat mythologique illustre l’implacable loi et la justice souveraine. Éliminant le superflu et l’anecdotique, établissant un savant quoique discret effet de contre-plongée, da sotto in sù, Jean Bedez a beau s’inspirer d’une esquisse michélangelesque d’une quarantaine de centimètres, il excède sa taille modeste et son caractère confidentiel pour dresser une figure puissante et proprement monumentale. Ce combat héroïque, situé dans un lieu incertain, indécidable, sur la rive d’un lac possiblement infernal, gagne en force et en dramaturgie, car Jean Bedez, en remarquable scrutateur des chefs-d’œuvre du passé, sait combien la taille d’une lutte est moins littérale que symbolique, quand sont en jeu la grandeur d’âme et la hauteur d’esprit.

L’inachèvement fatidique

La sculpture de Michel-Ange, dont s’inspire Jean Bedez, est une terre cuite que le temps a érodée, malmenée. Ces altérations physiques, outre qu’elles entérinent le génie d’un artiste capable d’abréger le monde par son inachèvement, se voient ici restituées avec une précision ineffable : d’infinitésimales fissures, de poignantes lacunes et de fragiles peaux, lisses ou grenues, indemnes ou vérolées par le temps, suffisent à dire la précarité de l’œuvre séminale. Magnétique comme l’espace qui sépare les index de Dieu et d’Adam sur la voûte de la Sixtine, la béance entre le bras gauche, brisé, et la tête de Cacus autorise toutes les hypothèses. Quelle est la nature du geste homicide ? Quelle est l’arme de la vengeance ? Ce geste, comme inaccompli, n’évoque-t-il pas celui de David sur Goliath ou celui d’Abraham sur Isaac, tous ces gestes immémoriaux qui peuplent les mémoires, quand le temps suspendu permet de monumentaliser et de dramatiser l’instant fatidique ? Le non finito, comme une œuvre ouverte.

Le trouble photographique

Tout près : la brume née du froid, comme un éther glacial, le biseau d’une banquise, qui accroche des ombres et des rêves. Au loin : l’étendue d’un lac gelé, mer inquiétante de la tranquillité, la pente des montagnes, badigeonnée de neige et caressée par des nuages ouatés. Cette virtuosité presque photographique méduse. On pense à Le Gray, bien sûr, mais aussi à ces premiers de cordée partis, au mitan du XIXe siècle, sur les Alpes fixer l’immensité panoramique, océanique. Jean Bedez explore le microscopique et le macroscopique avec une obsession « funambulesque », ainsi que la désigne Jean-Yves Jouannais dans le stimulant catalogue. Funambulesque, car l’illusion est atteinte par un dessin qui interdit presque le repentir, comme le confie l’artiste : « La reprise est possible dans la mesure de ce que supporte le tissage du papier en termes de touches de crayon ». Humilité face au support qui impose vertigineusement son infrangible loi. Tour de force d’un corps à corps qui peut durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Ainsi est la chambre claire du dessin.

L’astre infini

L’astre est l’apex de l’œuvre. S’agit-il du soleil noir de la mélancolie, celui qui éblouit et qui aveugle, celui qui laisse désarmés les êtres solitaires ? S’agit-il du soleil qui révèle et qui illumine, celui dont le halo met sur la tête des héros une auréole, un nimbe de feu ? Il faut regarder le passage de l’obscurité à la clarté, du noir profond à la diaphanéité lumineuse pour mesurer le génie alchimique de Jean Bedez, capable de transformer les matières, de transmuter les éléments – air et feu, terre et eau. Dans sa série De sphaera mundi (2019), l’artiste associa des cartographies anciennes à des vues de la comète Tchouri, recueillies lors de la mission Rosetta. C’est que le ciel est un grand pourvoyeur de formes : y gisent l’infini et le mystère. Reste à savoir l’observer et à pouvoir le déchiffrer, à être devant le monde comme face à un test de Rorschach, toujours sur le point de comprendre. Le dessin n’est-il pas la plus belle des fantaisies, si l’on se souvient que le grec phantasia désigne l’imagination et le caprice, ou le royaume des fantômes ?

 

1976
Naissance de Jean Bedez
1999
Diplôme des Beaux-Arts de Nancy
2001
Diplôme des Beaux-Arts de Paris
2008
Audi Talents Awards (nominé dans la catégorie art contemporain)
2011
Prix Canson
2021
Jean Bedez est représenté par les galeries Suzanne Tarasiève (Paris) et Albert Baronian (Paris)
« Jean Bedez. De sphaera mundi »,
Cabinet des dessins Jean Bonna, Beaux-Arts de Paris, 14, rue Bonaparte, Paris-6e. Commissaire : Emmanuelle Brugerolles. www.beauxartsparis.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°742 du 1 mars 2021, avec le titre suivant : Hercule et Cacus I de Jean Bedez

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