Son nom est méconnu en France. Pourtant Heinz Berggruen fut l’un des grands passeurs de l’art moderne. Le Musée de l’Orangerie propose de le découvrir à travers les chefs-d’œuvre de son musée.
Il avait eu pour projet de devenir galeriste, mais au fil des ans, sans doute lui était-il trop douloureux de vendre des œuvres qu’il aimait. Heinz Berggruen (1914-2007) est devenu ainsi collectionneur, acquérant pour lui-même des dizaines, puis des centaines de dessins et tableaux de Pablo Picasso, Paul Klee, Paul Cézanne ou Henri Matisse. « Ma collection débuta de façon tout à fait modeste, aussi modestement que ma galerie, avant de devenir, au fil des années, une passion. Plus tard, il m’arriva d’avoir l’impression que ma galerie n’était qu’un prétexte pour agrandir ma collection. Petit à petit, je devenais mon “meilleur client” », a-t-il confié dans un ouvrage au titre délicieusement drôle et provocateur J’étais mon meilleur client, souvenirs d’un marchand d’art (éd. L’Arche, 1997).
Celui qui revendiquait le surnom de « Heinz-im-Glück », « Heinz-le-Chanceux », né en 1914 à Berlin, dans une famille juive, a assemblé peu à peu une telle collection d’art moderne qu’il a décidé de créer un musée, dont les musées nationaux de Berlin, via la Fondation du patrimoine culturel prussien, ont fait l’acquisition en 2000. En partenariat avec le Museum Berggruen de Berlin, actuellement en travaux, le Musée de l’Orangerie à Paris, présente 90 œuvres de cette illustre collection, invitant le visiteur à découvrir ce passeur méconnu de l’art moderne.
La destinée de ce singulier galeriste et collectionneur n’avait rien de tracé. Après avoir étudié les Lettres à Toulouse et à Grenoble pour améliorer son français, le jeune homme, juif allemand d’une famille de classe moyenne, s’essaie au journalisme à Paris, avant de revenir à Berlin. Il quitte à nouveau sa ville natale, où il ne se voit aucun avenir, en 1936, à l’âge de 22 ans. Direction San Francisco, avec dix marks en poche. Là, il écrit, donne des cours d’allemand, joue du piano et s’éprend d’une jeune femme, Lillian Zellerbach, qu’il épouse trois ans plus tard et avec laquelle il a trois enfants. Avant cela, engagé au San Francisco Museum of Art en 1939, il collabore à une exposition de Diego Rivera. C’est ainsi qu’il découvre le monde de l’art. Il rencontre Frida Kahlo, divorcée, qu’il console en devenant, paraît-il, son amant quelques semaines durant. L’année suivante, en 1940, Frida se remarie avec Diego, et achète à Berggruen sa première œuvre d’art : un dessin de Paul Klee, Perspective fantomatique (1920), aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum of Art à New York. Il ne cessera plus de rechercher les œuvres de l’artiste, qui meurt la même année, et dont un très bel ensemble est exposé au Musée de l’Orangerie. En 1941, les États-Unis entrent en guerre contre l’Allemagne nazie. Heinz Berggruen prend la nationalité américaine pour combattre le régime de Hitler. Envoyé à Paris en 1944, le jeune soldat américain entreprend aussitôt après la Libération de rencontrer Gertrude Stein. Celui qui commence à écrire des articles sur l’art trouve son numéro de téléphone dans un vieil annuaire et frappe à la porte de l’appartement parisien qu’elle partage avec sa compagne Alice Toklas, où il s’émerveille des murs tapissés de peintures et de dessins. Plus de la moitié sont signés de Pablo Picasso. Cette rencontre avec l’œuvre de Picasso est un choc. Dix ans plus tard, Alice Toklas lui propose de lui vendre une partie de sa collection, notamment des dessins de Picasso, qu’il achète, avec le marchand promoteur du cubisme Daniel-Henry Kahnweiler.
Heinz Berggruen rêve de rencontrer l’artiste espagnol. Après avoir ouvert une première galerie-librairie en 1947 sur l’île de la Cité, à Paris, bientôt rachetée par ses voisins Yves Montand et Simone Signoret qui en feront leur cuisine, il ouvre un espace plus grand rue de l’Université : la galerie Berggruen & Cie. Se consacrant d’abord à l’achat et à la vente de livres illustrés dada et surréalistes, d’estampes et de dessins, il propose peu à peu des peintures et des sculptures, et publie des livres d’artistes grâce auxquels il se distingue des autres galeristes et se constitue une clientèle. Dans son nouveau quartier, il fait la connaissance de Paul Éluard et de Tristan Tzara. C’est par leur intermédiaire qu’il rencontre, enfin, Pablo Picasso. Monstre sacré, ce dernier n’a guère besoin d’un nouveau soutien, mais les deux hommes s’entendent. Berggruen publie avec lui des ouvrages en édition limitée, et commercialise ses gravures. À cette époque, Berggruen fait la connaissance d’Alberto Giacometti et d’Henri Matisse, auquel il rend visite après avoir trouvé, une fois encore, son numéro dans l’annuaire. En 1953, il est le premier galeriste à oser exposer ses papiers découpés, qui ont reçu un accueil très critique lors de l’exposition « Matisse » du Musée national d’art moderne en 1949. Heinz Berggruen aime faire preuve d’audace, tout en assurant une certaine sécurité commerciale. Pour attirer la clientèle, il annonce, simplement, une exposition consacrée à Matisse, sans en préciser le contenu. L’événement est un succès. De même, en 1950, il annonce astucieusement une exposition proposant des livres et des gravures de « Picasso… et d’autres », pour faire venir des collectionneurs fortunés. En mettant des maîtres en avant, Heinz Berggruen peut ainsi soutenir des artistes moins reconnus à l’époque, comme Kurt Schwitters, Karel Appel ou Pierre Soulages.
Fort du succès de sa galerie, Heinz Berggruen ressent de moins en moins le besoin – et l’envie – de vendre certaines œuvres qu’il a acquises et qu’il aime. C’est ainsi qu’il devient lui-même son « meilleur client », et commence à constituer sa collection, avec une prédilection pour Klee et Picasso. Au début des années 1980, il prend sa retraite, mais continue d’enrichir sa collection, et la partage avec les musées. Celui qui a déjà fait don de plusieurs œuvres au Musée national d’art moderne de Paris, parmi lesquelles une douzaine de Klee, offre au Centre Pompidou le lustre en plâtre de Giacometti, qui était suspendu dans sa galerie de la rue de l’Université – que l’on peut voir dans l’exposition du Musée de l’Orangerie. En 1984, il fait un don de près de 90 œuvres de Klee au Metropolitan Museum of Art de New York, puis accorde un dépôt d’une partie de sa collection à la National Gallery à Londres, à laquelle il concède plusieurs œuvres de Georges Seurat. C’est alors qu’il vend sa collection de peintures du XIXe siècle, pour se concentrer sur l’art du XXe siècle.
Et s’il ouvrait son propre musée ? Le collectionneur qui a repris sa nationalité allemande décide de se rapprocher de son pays natal. Il y expose sa collection, à Berlin, dans le Stürlebau, face au château de Charlottenbourg. Il lui est néanmoins impossible de se séparer de ses œuvres. Il s’installe dans un appartement au-dessus des salles d’exposition, où il se promène régulièrement, parfois en robe de chambre le dimanche, dit-on, allant à la rencontre des visiteurs venus admirer ses Cézanne, ses Picasso, ses Klee, ses Matisse, ses Giacometti. En l’an 2000, les musées d’État de Berlin achètent sa collection, à un prix dérisoire par rapport à sa valeur réelle. En 2004, le musée né de sa collection prend son nom. Heinz Berggruen rend son dernier souffle trois ans plus tard.
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Heinz Berggruen, un marchand épris de sa collection
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°781 du 1 décembre 2024, avec le titre suivant : Heinz Berggruen, un marchand épris de sa collection