Héros de l’abstraction lyrique et de l’école de Paris, Hans Hartung est à la fois un artiste reconnu et mal connu. À la spontanéité apparente du geste s’oppose la méthode analytique, faite d’un long processus qui va du croquis à la mise au carreau.
L'œuvre du peintre Hans Hartung n’en finit pas de connaître une révision passionnante depuis quelques années. En 2006, les musées de Dunkerque et d’Angers s’étaient simultanément employés à offrir une analyse renouvelée de l’œuvre du pionnier de l’Abstraction lyrique.
Cette fois-ci, la fondation Maeght célèbre la manière et le geste de Hartung en s’appuyant sur le fonds conséquent de la fondation Bergman-Hartung et sur les œuvres que les Maeght avaient eu le flair d’acquérir. Dès 1971, Hartung exposait en effet ses œuvres récentes dans l’écrin architectural de Saint-Paul-de-Vence conçu par le Catalan José Luís Sert et inauguré en 1964. Le peintre y avait alors présenté soixante-quatre grands formats peints entre 1961 et 1971. Aujourd’hui, pour « Le geste et la méthode », pas moins de 250 œuvres ont été rassemblées.
Une abstraction méthodique, loin de l’impulsivité de Pollock
La fondation Maeght se lance aujourd’hui dans une étude minutieuse et extensive du « faire » chez Hartung et commence méthodiquement avec un petit autoportrait de 1922, réalisé alors que le jeune homme approchait la peinture en autodidacte à 18 ans. Au long de ce parcours grandement chronologique réservé par la visite et à peine contrarié par quelques collisions temporelles, la méthode de Hartung se développe et affirme une logique implacable.
Dès la première salle, on comprend sa manière de travailler. Lorsqu’il s’exerce sur le Tres de mayo, fameux tableau où Goya peignit en 1814 la fusillade de prisonniers espagnols en 1808, il ne reste plus qu’un réseau de lignes vitales sur deux petits dessins et une petite huile sur toile. L’instinct de l’abstraction domine déjà la peinture de Hartung et elle passe par la reprise, le re-faire.
À son installation en France, fuyant le nazisme qui envahit déjà les rues de sa Leipzig natale, il se lie avec une scène parisienne effervescente. Son abstraction s’élabore à partir de taches constructives et fluides combinées à une ligne expressive. Mais, contrecarrant toute lecture d’un élan primal, existentiel ou inconscient, l’exposition démontre la méthodologie du peintre (qui ne s’en était d’ailleurs jamais caché).
Hartung procédait d’une manière très rationnelle, par étape, suivant une mécanique bien huilée. Il choisissait parmi des centaines de dessins, les meilleurs, ceux dignes d’être reportés puis agrandis. Après plusieurs étapes, « l’élu » était amené sur la toile avec méticulosité suivant la technique ancestrale de la mise au carreau. De quoi contrecarrer la mythologie de l’artiste héroïque et son pathos expressionniste !
Hartung n’a en effet rien d’un Pollock des premières heures, photographié dans l’héroïsme de sa fusion avec la toile par Hans Namuth, et ne goûte pas non plus les mises en scène publiques d’un Georges Mathieu. Dans l’exposition, la démonstration la plus probante vient d’un face-à-face entre une encre et pastel sur papier de 48,5 cm sur 73 cm réalisée en 1950 et son avatar, ennobli par la toile et l’huile, d’une envergure de quelque 150 cm, réalisé un an plus tard sous le titre fonctionnel T51-9. Il est fort troublant d’y retrouver la même énergie, la même spontanéité reproduites avec une exactitude diabolique. Le lyrisme de son abstraction n’est bien qu’apparence, le cheminement prenant un filtre bien plus analytique et posé que le regard ne pouvait le supposer de prime abord.
On aime ainsi découvrir au fil du parcours un magnifique cabinet des dessins saturé de pages attaquées par un trait explosif, une encre au style quasi orientalisant, où l’on cherche l’œuvre qui aurait été digne d’être glissée sur toile. L’exposition montre avec justesse que le peintre n’avait jamais caché son modus operandi.
Dans un court-métrage réalisé en 1947 par le cinéaste Alain Resnais, alors dans ses premières œuvres, on voit Hans Hartung expliciter sa façon de faire, sans mystère et sans l’héroïsme des peintres de la même époque. Mais les apparences ont été plus fortes. Depuis les récentes expositions de l’œuvre du peintre français (naturalisé en 1949), la lecture retrouve ainsi une certaine vérité. Enfin ! Et ici, à la fondation Maeght, on comprend parfaitement les étapes qui conduisent le premier jet par un système de filtres et d’outils – formats, aquarelle, cire, craies… – jusqu’à la mise au carreau final pour le report sur très grand format.
Un instinct du geste conservé intact entre le dessin et la toile
Seulement voilà, malgré toutes ces étapes, la liberté du travail sur papier et l’instinct du geste restent intacts. Cette pureté, que les critiques célébraient en la pensant directement délivrée sur toile, a cela d’intrigant qu’elle a résisté à l’exercice de la re-production. Avec une force et une brutalité déroutante.
Le changement de matière, grâce à l’introduction de peintures vinyliques et acryliques, amène Hartung dans les années 1960 à se détacher peu à peu de cette entreprise assez fastidieuse et mécanique pour attaquer directement les toiles et les couleurs avec rapidité. Celles-là vibrionnent de couleurs plus intenses et révèlent un changement « d’outillage » crucial. Hartung bricole des outils allant du balai à la serpette en passant par la sulfateuse à vigne pour travailler ses surfaces en transparence et superpositions, mais aussi en grattage.
Les toiles, toujours abstraites, sont alors striées, grattées, rayées, griffées suivant une technique mise au point en 1961. Les surfaces peuvent aussi être vaporisées d’infimes gouttelettes grâce à un pistolet à air comprimé que le maître manipule assis.
Cette corporalité s’affiche aussi dans un style parfois plus décoratif, comme le révèlent les séries peintes non loin de là, à Antibes. La fondation Maeght réserve alors dans la visite un moment émouvant : une vitrine contenant des archives, des films documentant la conception de ces toiles et surtout nombre de ces outils.
On aurait aimé plus d’ampleur, une salle plus agréable pour regarder ces documents rares, un peu placés ici comme des anecdotes. La connaissance de ces éléments constitue la clef de voûte du parcours.
La spontanéité et l’impulsivité célébrées sous le joug de l’Abstraction lyrique seront donc pleinement effectives dans des toiles saturées et tachées, bien plus tardives, alors que le maître octogénaire n’a plus rien à prouver. « Agir sur la toile, aimait-il dire, peindre enfin, me semble des activités humaines aussi immédiates, spontanées et simples que peuvent l’être le chant, la danse, ou le jeu d’un animal, qui court, piaffe ou s’ébroue. » Drôle d’ironie pour celui qu’on a longtemps appelé « le père de l’Abstraction lyrique »
L’Abstraction lyrique n’est pas l’abstraction géométrique
Apparue en 1947, cette expression désigne une abstraction qui ne puise pas ses formes dans la géométrie. Elle englobe aussi le tachisme et l’Action painting, même si l’expression, proposée par le critique d’art Harold Rosenberg en 1952, s’appliquait alors à la peinture américaine expressionniste : « Pour chaque peintre américain, il arriva un moment où la toile lui apparut comme une arène offerte à son action – plutôt qu’un espace à reproduire, recréer, analyser ou “exprimer”? un objet réel ou imaginaire. Ce qui devait se passer sur la toile n’était pas une image, mais un fait, une action. »
L’école de Paris rassemble des artistes qui vivaient à Paris dans les années 1946-1947.
Pour donner une cohérence à cette scène et en réponse à l’école de New York naissante, des critiques, marchands et institutionnels rassemblèrent des artistes aussi différents que Bazaine, Bissière, Hartung, Soulages, de Staël ou Zao Wou-ki sous la bannière « école de Paris ».
Informations pratiques. « Hans Hartung, le geste et la méthode » jusqu’au 16 novembre 2008. Fondation Maeght, Saint-Paul-de-vence. Tous les jours de 10 h à 18 h. Tarifs : 9 et 11 €. www.fondation-maeght.com.
La Fondation Maeght. Inaugurée en 1964 et reconnue d’utilité publique, la fondation a été financée par le couple Marguerite et Aimé Maeght, aujourd’hui décédés. En 1981, leur fils Adrien reprend sa direction. Elle abrite l’une des plus importantes collections en Europe de peintures, sculptures et dessins dont ceux de Braque, Léger ou Giacometti. Sa bibliothèque, riche de près de vingt mille ouvrages, possède également une collection unique de livres d’artistes. La fondation, dont les expositions sont orchestrées depuis 2006 par Michel Enrici, accueille aussi dans ses jardins des sculptures et céramiques, dont un labyrinthe de Miró et une fontaine signée Bury.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°606 du 1 octobre 2008, avec le titre suivant : Hans Hartung