Guy Debord et la société du Facebook

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 18 avril 2013 - 614 mots

L'homme ne se définit pas facilement. Faire son portrait est somme toute une contradiction quand on connaît l’aversion du penseur pour le jeu des médias : peu de photographies de lui ont été prises, il ne s’est pas plié aux règles de la promotion et des interviews, n’a fait preuve d’aucun goût pour la mise en scène de soi et de son intellect, n’a fait montre d’aucune passion pour la bravoure médiatique.

Évidemment, le fameux auteur de La Société du spectacle en 1967 puis, vingt et un ans plus tard, des Commentaires sur la société du spectacle ne pouvait pas cultiver semblable éthique pour se compromettre dans le cirque médiatique.
Soyons logiques. On serait donc tenté de voir l’entreprise de la Bibliothèque nationale de France quasiment comme un faux pas si l’on voulait respecter l’état d’esprit debordien. Lui-même n’avait-il pas refusé de mettre les pieds à l’exposition du Centre Pompidou consacrée à l’Internationale situationniste – qu’il avait pourtant contribué à fonder – en 1989, exposition qui voyagea à Londres, puis à Boston ? Mais c’est qu’une telle manifestation relèverait presque aujourd’hui d’une mission de salut public tant les écrits assertifs de Debord se sont révélés visionnaires (bien que Debord n’eût rien d’un gourou prémonitoire). 

Debord is so cool !
Pythie révolutionnaire, l’aristocrate qui fuyait le leadership, tout en exerçant un réel pouvoir intellectuel sur la bande des situationnistes, avait cerné avec clairvoyance les dérives d’une « société spectaculaire-marchande », qui donne aujourd’hui tant d’autorité à Facebook et ses fameuses amitiés de façade. Quoi de plus confortable que de liker – « aimer » – du fond de son canapé et de faire la révolution en chaussons à coups de pétitions dématérialisées, un comble pour Debord. Et que dire de sa pratique sauvage voire pirate du collage et du détournement, qui le conduit en 1973 à réaliser une Société du spectacle sans tourner une seule image, préférant subtiliser des scènes à de grands classiques américains et d’innombrables photographies de magazines ?
Lorsque pratiquement trente ans plus tard, une scène artistique française conduite par Bruno Peinado fait du principe du copyleft sa doxa opératoire, il est évident qu’il y a du Debord là-dessous. Certains artistes, comme Matthieu Laurette, jouent même avec l’héritage de cet écrivain devenu un label de dissidence et de cynisme vis-à-vis du spectacle et de la société capitaliste actuelle. On voit ainsi Laurette brandir des pancartes « Guy Debord is so cool ! » en arrière-plan d’un programme télévisé américain.

Contradiction debordienne
Tractage, hacking, cet artiste manie le post-situationnisme avec verve et humour. Debord l’aurait-il adoubé ? Difficile de prédire l’attitude de ce penseur de l’ombre refusant les hommages, auteur d’écrits souvent ardus, personnalité séduisante mais méfiante. Christophe Bourseiller, dans la monographie Vie et mort de Debord, rapporte avec minutie le caractère drastique de cet écrivain devenu aujourd’hui une référence incontournable pour les plasticiens. Pourtant, Debord n’appelait-il pas à dépasser l’œuvre d’art ? D’ailleurs, il ne croyait guère en ses qualités ornementales, ses appartements étant le plus souvent dépouillés.
Réfutant le pouvoir du spectacle, la passivité qu’il induit, il ne pratique pas le jeu des apparences : le seul ludique qu’il cultive, c’est son jeu de la guerre. Manœuvres offensives, diplomaties, mouvements défensifs, l’amusement sur plateau synthétise au mieux le grand écart situationniste qui érige la dérive psychogéographique en stratégie de combat. Ainsi soit Debord.

Biographie

1931 Naissance à Paris.

1951 Rencontre les lettristes et réalise le film Hurlements en faveur de Sade l’année suivante.

1967 Directeur de la Revue internationale situationniste, il publie La Société du spectacle, dont il fera un film en 1973.

1989 Publication de Panégyrique.

1994 Atteint de polynévrite alcoolique, Debord se suicide dans sa propriété de Champot en Haute-Loire.

« Guy Debord, un art de la guerre », Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand, quai François-Mauriac, Paris-13e, tarifs : 5 et 7 €, www.bnf.fr, jusqu’au 13 juillet 2013.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°657 du 1 mai 2013, avec le titre suivant : Guy Debord et la société du Facebook

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