PARIS
Entre décoration et modernité, la rétrospective de l’architecte et designer milanais au Musée des arts décoratifs rend bien compte de son éclectisme.
Paris. Les chiffres sont parfois espiègles. En 1973, le Musée des arts décoratifs de Paris exposait quarante-cinq années de publication de la mythique revue d’architecture italienne Domus, créée en 1928. Quarante-cinq ans plus tard, la même institution offre au fondateur du magazine, l’architecte et designer milanais Gio Ponti (1891-1979), une vaste rétrospective, la première en France. Intitulée « Tutto Ponti, Gio Ponti archi-designer », elle rassemble plus de 400 pièces dont certaines sortent pour la première fois de leur lieu d’origine, et déroule, de manière chronologique, six décennies de création selon trois thématiques : l’objet, le mobilier, l’architecture.
L’homme affiche un éclectisme à tous crins. Gio Ponti navigue, en effet, entre des créations de style néoclassique, tel ce Vase des femmes, à des pièces d’une singulière modernité comme ce bureau en métal et Formica. Certaines œuvres frisent le kitsch, telle la porcelaine La Terre promise, soit deux bonshommes flanqués de chiens, ou ce bureau Papillons conçu à quatre mains avec le décorateur Piero Fornasetti, bardé à outrance de transferts lithographiques. Idem en architecture : il y a un monde entre la villa L’Ange volant construite en 1928 à Garches (Hauts-de-Seine), dont sont montrés plans, photographies et lettres d’échange en cours de chantier entre maître d’œuvre et maître d’ouvrage, et l’École de mathématiques de l’université La Sapienza, à Rome, ou les immeubles de bureaux réalisés pour le groupe chimique Montecatini, à Milan, dans une esthétique très rationaliste…
Touche-à-tout, Gio Ponti a traversé – et ingurgité – moult courants. D’ailleurs, n’avait-il pas, premier fait d’armes, décroché un grand prix à l’Exposition internationale des arts décoratifs de 1925 à Paris, comme en témoignent, dans la première salle, nombre de faïences émaillées conçues pour le porcelainier transalpin Richard-Ginori ? Quelques décennies plus tard, il se verra propulsé fer de lance du modernisme italien avec la tour Pirelli, siège de la firme de pneumatiques éponyme et édifice phare de la skyline milanaise, dont on peut admirer, ici, une maquette géante ou l’image dans certains films d’époque.
C’est toute la complexité de cette figure de la création transalpine que déploie ce parcours. D’une main, un style décoratif de bon aloi ; de l’autre, une modernité échevelée qui, côté objet par exemple, n’en constitue pas moins les prémices du design industriel italien. À preuve : cette chaise presque insignifiante, la Superleggera, exposée en plusieurs versions. Son poids : 1,7 kg. Inspirée d’un siège vu dans un village de pêcheurs près de Gênes, faite de matériaux traditionnels tels l’osier et le frêne, mais arborant des lignes contemporaines, elle est finalisée en 1957. Et toujours en production aujourd’hui. D’un côté donc, cette étonnante banquette, tout droit issue de la galerie de l’appartement du recteur de l’université de Padoue, ou cette minuscule et néanmoins splendide commode en loupe de noyer années 1930 ; de l’autre, des emblèmes du design transalpin, telles l’aérodynamique machine à café La Cornuta ou la lampe Polsino, deux simples feuilles de Plexiglas courbées et assemblées par deux vis apparentes.
Coloriste hors pair, Gio Ponti semble avoir une figure fétiche : l’hexagone aplati ou le diamant. Ainsi la tour Pirelli adopte-t-elle la forme d’une alvéole d’abeille amincie tandis que la villa Arreaza, à Caracas (Venezuela), est surnommée « La Diamantina ». Ses couverts en métal argenté conçus pour l’américain Reed & Barton sont baptisés « Diamante », tout comme cette automobile restée à l’état de projet, dont on peut voir des croquis et une maquette. Le béton, certes, sert de fil conducteur à l’œuvre architectural de Ponti, mais un autre matériau reste, pour lui, un joyeux terrain d’expérimentation : la céramique, dont il habille aussi bien l’intérieur de l’hôtel Parco dei Principi à Sorrente (Italie) que l’extérieur de certains bâtiments, tel le grand magasin Bijenkorf, à Eindhoven (Pays-Bas), comme l’évoquent plusieurs dessins ou photographies.
Si la présentation est fournie, la scénographie dans la grande nef n’est pas très heureuse. Passe encore pour le « moucharabieh » de l’entrée supposé rendre hommage à l’étonnante cathédrale Gran Madre di Dio, à Tarente, l’un des derniers projets de Ponti, qui réduit à l’anecdote la portée même de sa réflexion sur le plein et le vide, sinon sur l’architecture sacrée. En revanche, le fait de percher si haut des photographies est une fausse bonne idée. Les vertèbres cervicales du visiteur lambda, a fortiori celles de l’Homo Smartphonicus, risquent de ne pas s’en remettre.
Mieux vaudra donc admirer, à hauteur d’homme, les dessins au crayon de couleur des aménagements intérieurs de paquebots transatlantiques, les fac-similés des remarquables couvertures du fameux magazine Domus, ou cette vingtaine de merveilleuses « lettres dessinées » – infime partie issue de quelques centaines de spécimens –, une activité, le dessin, que Gio Ponti exerça sans relâche six décennies durant, dès l’aube jusqu’à tard dans la nuit.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°511 du 16 novembre 2018, avec le titre suivant : Gio Ponti, un cas moderne d’architecte antique