Vive et attractive, cette exposition porte un regard sur un sculpteur tout aussi attentif aux audacieuses recherches de ses contemporains qu’à la culture classique.
Alberto Giacometti (1901-1966) arrive à Paris en 1922 afin de poursuivre sa formation dans la classe d’Antoine Bourdelle à l’Académie de la Grande Chaumière. Captivé par l’effervescence de la scène artistique parisienne, il regarde avec curiosité les réalisations de ses grands aînés Rodin et Brancusi et découvre les recherches de Maillol, Lipchitz, Zadkine, Duchamp-Villon et Laurens. Ces rencontres permettent au jeune homme de prendre des distances avec la formation initiale reçue en Suisse auprès de son père, un peintre néo-impressionniste renommé, et enrichie par des séjours à Padoue, Florence, Venise, Assise et Rome et par sa connaissance de la statuaire antique, particulièrement égyptienne et cycladique. Dès les premières salles de l’exposition, on perçoit l’ampleur et la rapidité des évolutions du jeune sculpteur. Quatre petits bustes réalisés entre 1914 et 1918, de facture classique, apparaissent comme des tentatives réussies de modeler des visages aussi ressemblants que possible au modèle. Puis on découvre ses premières œuvres parisiennes, extrêmement diverses, réalisées en 1926 et 1927, tel Personnage accroupi, Couple, Le Couple ou Composition (dite cubiste I, Couple) et Figure (dite cubiste I). Il apparaît clairement que les découvertes simultanées du cubisme, de l’abstraction et des arts non occidentaux bouleversent tous les points de repère du sculpteur. La présentation de ses œuvres aux côtés de Verre et bouteille (1919) d’Henri Laurens ou de BaigneuseIII (1917) de Jacques Lipchitz permet des rapprochements formels faisant clairement ressortir sa curiosité pour les formes nouvelles. Puis, c’est la rencontre avec le courant surréaliste auquel il adhère fin 1930, attiré par l’esprit de révolte de cette avant-garde intellectuelle opposée au « retour à l’ordre » classique des années 1920-1930. Après la rupture avec André Breton en 1935, Giacometti abandonne brutalement la fabrique des objets pour revenir au regard sur le modèle : dessiner, peindre et sculpter ce qu’il voit : « Plus je regardais le modèle, plus l’écran entre sa réalité et moi s’épaississait. On commence par voir la personne qui pose, mais peu à peu toutes les sculptures possibles s’interposent entre elle et vous. Plus la vision réelle disparaît, plus la tête devient inconnue ; on n’est plus sûr ni de son apparence, ni de sa dimension, ni de rien du tout ! » La suite de l’exposition présente un grand nombre de têtes de Giacometti, parfois minuscules, en résonance avec des bustes de Maillol et de Bourdelle. Seules les têtes de Giacometti des années 1936–1938, classiquement expressives, peuvent avoir quelque chose à voir avec les bustes de ses aînés. Celles réalisées à partir de 1943 nous confrontent à tout autre chose : des présences impossibles et pourtant bien là. Chaque petite tête apparaît tel un instant de réalité humaine. « De toute manière, on ne peut tout posséder… Ce qu’on pourrait posséder, ce n’est que l’apparence. Il ne reste que la réalité de l’apparence », confiait le sculpteur quatre ans avant sa disparition. Cette exposition est formidable, mais pourquoi avoir choisi un titre (« Entre tradition et avant-garde ») aussi éloigné de la réalité de l’homme et de l’artiste. Giacometti n’a jamais été dans un entre-deux, « le cul entre deux chaises ». Riche d’une dense culture : « Tout l’art du passé, de toutes les époques, de toutes les civilisations surgit devant moi, tout est simultané comme si l’espace prenait la place du temps », il a toujours été en recherche et remise en question permanente, intensément moderne et libre.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°717 du 1 novembre 2018, avec le titre suivant : Giacometti, l’homme qui marche au-delà du visible