Pourquoi Robert Doisneau, sur les affiches, nous regarde-t-il d’un air amusé mais perplexe ? Il est perplexe de se voir considéré comme l’éternel amuseur amusé. Et l’exposition grandilo-rétrospective présentée au Musée Carnavalet ne lui ôtera pas sa perplexité naturelle, qui lui va si bien. Car déjà de son vivant, il y avait erreur sur la personne : derrière les jeux de mots, perçait une gravité, derrière la moquerie, une vraie mélancolie.
PARIS - Ce n’est peut-être pas ce qu’aimerait voir "le public" qui se presse en nombre au Musée Carnavalet (mais qui sait ?), alors on lui a donné de la joliesse, de la nostalgie, de la pacotille, du en-veux-tu-en-voilà, du baiser avec de l’Hôtel de Ville en supplément, et du parisianophilisme dont Doisneau se contrefichait.
Il est vrai que cette exposition a été concoctée à Oxford (1992), le dernier endroit où Doisneau pourrait s’attendre à être bien compris. Il est vrai aussi que trop de livres approximatifs au cours de ces dix dernières années ont gâté le personnage, qui ne méritait pas cela, comme un filon trop exploitable. Avec ses 325 000 négatifs (une quantité normale pour un tel photographe), Doisneau a constitué une réserve d’images sur des années-nostalgie (1945-1970) dont il n’est pas question de priver "son public", mais cela passe-t-il par la mégalomanie, par l’hagiographie, par l’apologie, par les trompettes et les couronnes (et je n’ose évoquer les produits dérivés) ?
La grâce d’un appel de hall de gare
Il en résulte plus de 400 photographies, placées sur deux rangs, au grand dam du gentil public pour lequel le rang supérieur se trouve exclu de la contemplation iconique. Tout est arrangé pour faire de Doisneau un personnage de légende, un titi qui vous veut du bien, un compère de bar attentif à vos plaintes. De là, tous ces sujets bien de chez nous qui encombrent les cimaises : Doisneau photographe des enfants, photographe des chiens, photographe des concierges, photographe des jeunes filles en fleur, des poivrots éternels, des mariés d’un jour et de la banlieue.
Soudain, vous constatez qu’on vous a mâché votre plaisir éventuel : les titres qui surplombent certains panneaux vous informent, avec la grâce d’un appel de hall de gare, que vous êtes entrés dans la catégorie hautement définie "Gosses", "Travail et artisanat", "Paris et les Parisiens", comme si Doisneau avait eu de tels simplismes en tête. Beaucoup plus subtil que ça et pas dupe des ronds-de-jambe, le père Doisneau, qui affirmait sa timidité, "n’osait pas s’approcher" et avait peur des serpents.
Mais pourquoi trouve-t-on Les chiens de La Chapelle et le Fox-terrier sur le Pont des Arts dans "La France et les Français" ? Il doit bien y avoir quelques malentendus… Et pourquoi, sous "Jacques Prévert", Picasso, Le Corbusier, Chaissac, Aragon… ? Et pourquoi le magnifique et imposant montage La Maison des locataires (1962), coincé sur un pan de mur trop étroit, n’est-il commenté que trois salles plus loin ? Absence d’information : comme toujours, on vous enjoint d’admirer les images – dont beaucoup auraient pu rester dans les cartons, tel L’arrêt du bus 186 ! –, et de ne pas chercher à savoir. Lorsque vous serez dans l’espace intitulé "Robert Giraud", vous ne saurez pas qui était ce copain qui écrivait sur les bistrots et l’argot, avec des illustrations de Doisneau.
Les Baisers étaient en toc
Car la question est bien là : pour quoi, pour qui Doisneau photographie-t-il ? Mais, tout simplement, pour constituer un fonds d’illustrations photographiques diffusées par son agence, Rapho… Le plus intéressant, dans l’exposition, ce sont les livres et les pages de magazines, à la belle encre bleutée ou bistre, soigneusement cachés dans des vitrines mal éclairées, et les merveilleux carnets de classement de ses "contacts" (trouvez-les !). Rien, en revanche, sur ce qu’est un "sujet" dans une agence, rien sur la méthode de Doisneau-timide (il a fallu un procès retentissant pour qu’on sache que les Baisers étaient en toc, et l’on sait bien que les chiens de concierge font instantanément le cabot sur présentation d’un sucre).
Au lieu de cette fausse allégresse, qui était comme un voile pudique sur la misère, n’aurait-on pu entendre ce Doisneau-là : "Je vais mourir avec plus de regrets que de remords, et parmi les regrets, il y aura celui d’avoir dû gagner ma vie avec des boulots qui m’ont vraiment fatigué" (1983), ou encore : "Je n’ai jamais spéculé sur le temps. Photographier était pour moi un besoin". Pauvre Doisneau, transformé à la fois en génie du siècle et en morne pensum de dimanche après-midi. Que n’a-t-il ressorti ce texte de Giono, qu’il avait dans sa poche en partant pour le front en 1939 : "Il n’y a pas de héros".
Robert Doisneau, Musée Carnavalet, Paris, jusqu’au 11 février, du mardi au dimanche de 10h à 17h40. Catalogue, texte de Peter Hamilton, coédition Hoëbeke-Paris Musées, 128 p., 107 ill., 105 F.
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Gentil Robert, pauvre Doisneau !
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Abonnez-vous dès 1 €Robert Doisneau, La vie d’un photographe, le titre est au moins exact, puisque ce gros livre – publié à l’occasion de l’exposition au Musée Carnavalet – déroule avec emphase, à longueur de colonnes, le récit d’une vie simple, modeste, et somme toute effacée. C’est le parti pris de la bio-hagiographie, avec ses stations de chemin de croix – la jeunesse, l’apprentissage, la guerre, jusqu’à la notoriété finale – que l’on nous impose pour les chefs d’état en retraite comme pour les stars du cinéma.
Doisneau-star – lui qui préférait ne pas être vu –, c’est un peu court mais ça remplit bien des pages, où tout est enjolivé comme sur le zinc d’un bistrot, truffé de naïvetés ("le vrai prédécesseur de Robert se nommait Atget", Doisneau en "précurseur" des perspectives multiples de Hockney, ou manifestant "son irrespect envers un symbole de l’autorité" par une photo de pigeon perché sur le sexe d’une statue !).
L’humour désabusé de Doisneau était bien au-dessus de ça. Une maquette aléatoire pour un format trop haut, le livre a les mêmes défauts que l’exposition, quoique les photos y soient mieux à leur place. Le plus intéressant tient dans les annexes (Doisneau et la technique), malheureusement non illustrées, alors que tant d’images conviendraient à cet endroit. Annoncé de plus comme "la première monographie de Doisneau", une revendication excessive dont quelques auteurs pourraient se plaindre…
Peter Hamilton, Robert Doisneau, La vie d’un photographe, Éditions Hoëbeke, 384 p., 500 ill., 498 F.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°20 du 1 décembre 1995, avec le titre suivant : Gentil Robert, pauvre Doisneau !