De son vrai nom Elena Diakonova (1894-1982), Gala fut la muse de deux époux, Paul Éluard puis Salvador Dalí, et de plusieurs hommes, dont son amant Max Ernst. Une vie passée à se donner entière et, parfois, en partage…
Sur les nombreuses photo-graphies, son visage, qu’elle n’a pas à proprement parler « joli », trahit une constance. Non pas une immutabilité, mais une constance, quelque chose qui, tôt fixé, n’aurait jamais vraiment changé. À y regarder de près, cet invariant ressortit à la bouche et aux yeux, à l’impassibilité de la première et à l’intensité des seconds. En effet, tandis que ses lèvres finement ourlées n’esquissent jamais d’expression, son regard est toujours inquisiteur. D’un côté, ne pas mot dire ; de l’autre, défier. À croire que les mots n’ont jamais été le royaume de Gala, elle dont les yeux légèrement asymétriques et le corps de tanagra tinrent longtemps en respect, et en admiration.
Pour avoir gardé le silence et offert son corps, Gala pût n’être qu’une simple muse, de celles que l’on vante ou que l’on dessine, que l’on scrute ou que l’on croque. Il n’en fut rien. Amante et jamais vestale, elle fut maîtresse dans l’art du retrait, jamais maîtresse de maison. Abhorrant les obligations domestiques, Gala n’eut pas désapprouvé cette sentence de son amie d’enfance, Marina Tsvetaïeva : « J’ai trouvé ma devise – deux verbes auxiliaires : être vaut mieux qu’avoir. »
Elena Diakonova est née en 1894, à Kazan, dans cette capitale des Tatars, sur les bords de la Volga, réputée pour la beauté de ses habitantes. Là-bas, disait-on chez les sultans qui en firent leur vivier matrimonial, les femmes sont splendides et voluptueuses, d’une sensualité un peu sauvage, pareille à celle de Gala, avec son menton un peu fort et ses yeux de braise. De constitution fragile, la jeune femme est envoyée en 1913 à Davos, en Suisse, dans le sanatorium de Clavadel, pour y soigner une tuberculose. L’air y est sain, le ciel bleu et la lumière blanche. Les journées, réglées comme du papier à musique, ne laissent guère de place aux improvisations. Or, dans cette résidence forcée, la jeune Russe remarque un inconnu qui, comme elle, trompe inlassablement l’ennui par les livres. Le billet qu’elle lui adresse, plein d’audace et de défi, est une promesse : se voir, se revoir. Il s’appelle Eugène Grindel, il s’appellera bientôt Paul Éluard. Elle a dix-neuf ans, lui dix-huit. Rapidement, ils imaginent commun leur destin. Au bal de Mardi gras, ils apparaissent tous deux costumés en Pierrot, couple joyeux et mélancolique. Sur les photos d’époque, on ne voit qu’eux et ils ne voient plus les autres. Déjà.
En avril 1914, Paul rejoint la France et Gala la Russie. Avec la guerre, la séparation symbolique devient politique. La grande histoire rejoint l’intime. Les lettres amoureuses, pleines de promesses, maintiennent le lien, contre vents et marées, contre les coups d’obus et contre les parents du jeune homme. Mobilisé sur le front en tant qu’« infirmier-scribe », comme s’il ne devait jamais déserter la langue, le poète Éluard apprend que sa muse, après avoir traversé Helsinki et Londres, l’attend chez lui, à Paris. Elle l’aime follement : « Sans toi je serais comme une enveloppe vide. »
L’armistice est une délivrance et coïncide avec la naissance d’un enfant, Cécile. Paul ne cesse d’écrire – des poèmes, qu’il adresse aux amis Guillaume Apollinaire ou Jean Paulhan –, tandis que Gala, guère maternelle, peine à dissimuler ses angoisses que la moindre contrariété transforme en colères mémorables. Signe d’une présumée cyclothymie, alors diagnostiquée au sanatorium ? Signe d’une épouse intransigeante – « la plus insupportable des femmes », selon Peggy Guggenheim ? Signe d’une femme capable de tenir tête à un régiment d’hommes – la triade Breton-Soupault-Aragon, comme les premiers dadaïstes, Tristan Tzara en tête ?
Séances d’hypnose, cadavres exquis, vernissages ubuesques, batailles rangées : l’époque est à la pitrerie. La muse Gala est de toutes les fêtes et sur toutes les photos, le regard toujours inquiet, comme habité par Le Devoir et L’Inquiétude, du nom du recueil de poésie publié par Éluard en 1917. Si Cécile a grandi, un personnage s’est immiscé dans le foyer formé par Paul et Gala. Le dandy Max Ernst, avec ses manières bouffonnes et sa peinture chimérique, s’est insinué dans ce ménage qui, de deux, passe à trois. Triangle équilatéral auquel Gala se prête en silence, triangulation sophistiquée dont porte trace la toile programmatique Au rendez-vous des amis (1922), Ernst figurant parmi les coreligionnaires surréalistes une Russe (a)mante n’ayant d’yeux que pour… lui.
Gala multiplie les conquêtes que Paul encourage. Paul multiple les poèmes que Gala recopie. Paul admire Max devant Gala et Gala devant Max. L’équation, à plusieurs inconnu(e)s, devient vite intenable. Les disputes se multiplient et rien, pas même des retrouvailles indochinoises après la fuite soudaine de Paul, ne parvient à apaiser les esprits et les corps – si fatigués. Assurément, il faut au couple Éluard du calme et du soleil. Paul et Gala partent, à l’été 29, pour Cadaqués.
Sentinelle
Ami de Federico García Lorca et de Luis Buñuel, Salvador Dalí, vingt-cinq ans, a du talent à revendre. Comme souvent, Paul envoie Gala dans les bras de ce jeune homme dont la folle peinture contredit la folle timidité. Procuration de l’admiration. Ricochet à trois bandes. Invariablement. Le svelte Espagnol, percuté par la perte de sa mère, est fasciné par la sensualité de cette Russe plus âgée, dont le prénom résonne avec celui des compagnes de Picasso et d’Aragon – Olga et Elsa. Il faudra quelques brasses dans la Méditerranée pour que Gala lâche à son hôte ces mots, implacables : « Mon petit, nous n’allons plus nous quitter. »
Paul regagne Paris et laisse son épouse à son idylle et à son peintre. Elle reviendra nécessairement, se dit-il. Mais rien n’y fait. Pire : quelques semaines plus tard, Dalí a préféré fuir avec Gala plutôt que d’assister au vernissage de son exposition parisienne, galerie Goemans. Éluard, avec un art éprouvé de l’effacement, voire de l’éviction, est bon perdant : il laisse au couple scandaleux jusqu’à son appartement.
À Port Lligat comme à Cadaqués, dans ces repaires de l’amour fou, Gala se dévoile, se dénude. Elle découvre le sourire. À Paris, qu’il retrouve en hiver, le couple Dalí, encouragé par les libéralités de Charles de Noailles, se plie aux mondanités et aux vanités. Gala, désormais habillée par Coco Chanel, veille, planifie, régente et administre. Sentinelle du génie, elle le protège des surréalistes, peu amènes envers les licences scatologiques de cet Espagnol de feu.
Extravagance
Éluard, qui ne parvient pas à oublier l’épouse perdue, attend dans les bras d’une autre. De son côté, Gala magnétise Dalí : elle devient le modèle obsédant de sa peinture – mère, madone et putain – et subvertit à l’occasion son austérité notoire en coiffant le célèbre chapeau-chaussure conçu avec Elsa Schiaparelli. La guerre d’Espagne et le second conflit mondial n’entament en rien l’indifférence d’un couple dont l’extravagance le dispute dorénavant à l’égoïsme. Aussi, et sans scrupule, les Dalí fuient-ils un continent exsangue pour les États-Unis où ils entendent affûter leur anticonformisme. L’incorruptible Gala y devient l’agent cupide de Dalí, rebaptisé « Avida Dollars » par Breton. Les contrats pleuvent, les médias jubilent. La guerre est loin, si loin.
En 1948, le couple regagne Paris. Les déclarations antirévolutionnaires et les compromissions franquistes du peintre exaspèrent. L’idole médiatique Dalí et le cerbère Gala vivent dans la maison de Port Lligat avec un art éprouvé de la schizophrénie, où le dépouillement monacal des lieux contraste avec les pitreries d’un peintre que tentent d’apercevoir des cohortes de touristes.
Lasse, Gala porte mal son prénom : les soirées mondaines, les ballets, les défilés, les dîners chez Maxim’s et les spots publicitaires (Lanvin) exacerbent une hypocondrie et une avarice qu’elle apaise par une pratique compulsive du jeu ainsi que par des valises remplies de billets et de médicaments. Intronisée « reine de Púbol », où le couple possède un château, Gala ferme les yeux sur les jeux érotiques de Dalí, qu’elle a pu épouser après la mort d’Éluard, en 1952. L’artiste, rabougri, caricatural, affaibli par une possible maladie de Parkinson puis par un cancer de la prostate, multiplie les caprices comme les contrats. Il s’affiche avec la spectaculaire Amanda Lear ? Elle ne quitte plus Jeff Fenholt, vedette de l’opéra-rock Jésus Christ Superstar. Il la frappe de sa canne ? Elle lui lacère le visage de ses bagues.
Amour fou, amour vache. Fin de vie pathétique et superlative où tout semble permis – ainsi cette visite de Juan Carlos en 1981, un an avant que n’expire Gala, comme défigurée par l’angoisse et l’amertume. Dalí, qui perd en elle sa femme et sa mère, régresse à l’état d’enfant et de fantôme. Hagard, muré dans son château et dans le silence, le roi se meurt en 1989 avant d’être enseveli… dans son propre théâtre. Rideau.
« Gala Salvador Dalí »
du 6 juillet au 14 octobre 2018. Musée national d’art de Catalogne, parc de Montjuïc, Barcelone. Du mardi au samedi, de 10 h à 20 h, jusqu’à 18 h en octobre, le dimanche jusqu’à 15 h. Tarif : 7 €.
Commissaire : Estrella de Diego.
www.museunacional.cat
Dominique Bona, Une vie de Gala, Flammarion, 232 p., 29, 90 €.
Dominique de Gasquet et Paquita Llorens Vergés, Gala et Dalí, de l’autre côté du miroir. À Cadaqués, sur les traces d’un couple mythique, Robert Laffont, 272 p., 20 €.
1894 Naissance à Kazan en Russie
1912 Intègre un sanatorium en Suisse pour soigner sa tuberculose. Elle y rencontre Paul Éluard avec qui elle se marie en 1917
1922-1924 Amante et muse de Max Ernst
1929 Rencontre Salvador Dalí en Espagne
1982 Décès à Púbol en Espagne
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°714 du 1 juillet 2018, avec le titre suivant : Gala mante et amante