Art moderne

František Kupka le grand oublié de l’aventure abstraite

Par Pauline Vidal · L'ŒIL

Le 30 avril 2018 - 2723 mots

Installé à Paris en 1896 après un passage par Vienne, l’artiste d’origine tchèque siège aujourd’hui au panthéon des inventeurs de l’abstraction du début du XXe siècle, en compagnie de Kandinsky, Mondrian et Malevitch. Pourtant, sa reconnaissance a été tardive et reste partielle.

František Kupka (1871-1957) fut très respecté par ses pairs ; Max Bill voyait en lui l’initiateur de l’abstraction géométrique. Mais, solitaire et indépendant, il a toujours été en marge, ce qui a eu pour conséquence de le placer également à l’écart d’une certaine historiographie de la modernité. Après des débuts symbolistes puis expressionnistes, il effectue dès 1912 un saut vers l’abstraction et produit alors des œuvres non figuratives sidérantes de beauté, de finesse et de poésie, à commencer par les deux célèbres Amorpha. Rien ne l’arrêtera dans sa quête d’un art nouveau capable de transformer l’homme et le monde. Pourtant, il doit attendre les années 1930, et plus précisément 1936, pour une première reconnaissance institutionnelle, aux États-Unis. Il est alors invité par Alfred Barr à participer, au MoMA de New York, à l’exposition « Cubism and Abstraction ». La même année, il est également exposé au Jeu de paume avec son compatriote Alfons Mucha. L’accueil est plutôt mitigé.

Il faudra ensuite attendre 1975 pour une première grande rétrospective au Solomon R. Guggenheim Museum de New York et au Kunsthaus de Zurich, puis 1989 pour celle de Paris, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, avant la grande manifestation qui se tient actuellement au Grand Palais et qui tente de redonner sa juste place à ce virtuose de la couleur. Encore en 2013, il continuait à occuper une place assez marginale, en comparaison d’autres artistes abstraits, dans l’exposition « Inventing Abstraction » qui s’est tenue au MoMA.

Un artiste solitaire vivant en ermite

Plusieurs raisons permettent d’expliquer cette relégation au deuxième plan d’un artiste pourtant de premier plan. À commencer par sa personnalité, profondément anarchiste et libertaire, réfractaire à toute logique de groupe et de regroupement d’artistes. La commissaire de l’exposition qui se tient actuellement au Grand Palais, Brigitte Léal, insiste : « Il était d’un tempérament solitaire, et probablement dépressif. Il ne s’est jamais vraiment inséré dans de grands groupements. Il n’aimait pas les groupements artistiques. » Ce qui a eu pour conséquence de le priver de faire des expositions qui auraient pu lui donner plus de visibilité. Le début du XXe siècle est très marqué par les « ismes » (le fauvisme, le cubisme, le futurisme, etc.) et, sous ces bannières, les artistes s’associent pour participer à leur promotion. On sait que, dès 1906, Kupka s’installe à Puteaux avec sa nouvelle femme, Eugénie Straub, et partage le jardin de son atelier avec Jacques Villon, le frère de Duchamp. Il est également proche des membres du groupe de Puteaux (Fernand Léger, Marcel Duchamp, Francis Picabia, etc.).Mais, comme le souligne encore Brigitte Léal, dans le traité sur l’art qu’il rédige au début des années 1910, La Création dans les arts plastiques, Kupka passe complètement sous silence ses relations et ses contacts pour ne mettre en avant que sa liberté et son indépendance auxquelles il tient plus que tout. La lettre qu’il adresse au critique d’art Arthur Roessler, le 2 février 1913, semble le confirmer : « En fait, je vis plutôt en ermite, j’ai une femme adorable et une petite fille, les bois et les prés tout autour, et j’arrive à voir une masse de choses dans un petit carré d’herbe. » Lors de ses années viennoises, de 1890 à 1896, il fut remarqué par l’impératrice Elisabeth mais, plutôt que de s’installer dans le confort d’une vie de peintre académique, il fit le choix d’une vie de bohème à Paris. Dans les années 1930, le groupe Abstraction-Création lui fait l’honneur de lui proposer de devenir président du cercle, mais bien que très touché par ce qu’il juge être une certaine forme de reconnaissance, il refuse.

Dès son arrivée à Paris, Kupka est écœuré par les artistes de Montmartre qu’il perçoit comme avant tout intéressés par le succès, plus que par l’art. Les dessins satiriques qu’il réalise pour différents canards parisiens afin de subvenir à ses besoins trahissent son positionnement face à l’arrivisme, à la religion et à l’argent qu’il exècre. Être d’absolu, fasciné par le modèle libertaire, Kupka ne supporte aucune concession.

Un réfractaire au système marchand

Son rejet de tous les systèmes commerciaux a certainement participé à renforcer sa marginalité au sein d’un monde de l’art au milieu duquel les marchands et les collectionneurs commençaient déjà à jouer un rôle primordial. Les cubistes, notamment, avaient une démarche « marketing » : ils savaient se vendre et étaient soutenus par de bons marchands. La littérature critique de l’époque insiste d’ailleurs sur la logique capitaliste de marchandisation des avant-gardes, une sorte de recherche d’hypervisibilité qui préfigure en quelque sorte le pop art. Mais Kupka refuse de s’inscrire dans une telle dynamique. Certes, il expose dans les salons, mais il n’aura pas de marchand avant ses 81 ans. Son premier contrat avec un galeriste date en effet de 1951. Il s’agit du marchand Louis Carré, probablement conseillé par Marcel Duchamp.

En 1924, il expose ses compositions abstraites à la Galerie de la Boétie, à compte d’auteur. En 1926, c’est également à compte d’auteur qu’il publie ses Quatre histoires de blanc et noir, qui comprennent vingt-quatre gravures sur bois accompagnées d’une préface manifeste. Commissaire de la très importante exposition qui a eu lieu au Musée d’Orsay sur « Les origines de l’abstraction », Pascal Rousseau explique que Kupka est un antimatérialiste. « Il est anarchiste de cœur et donc réfractaire à la marchandisation de l’œuvre d’art. […] il pense que l’art doit être détaché du circuit marchand. C’est un idéaliste. Il pense qu’à terme l’œuvre sera transmise directement au spectateur par la pensée de l’artiste. Comme il le confie dans le dernier chapitre de La Création dans les arts plastiques, il n’y aura plus dans l’avenir d’intermédiaire, plus de commercialisation dans l’art, mais une communication télépathique. Dans une émission des années 1940-1950, il parle encore de cela. »

En 1919, il rencontre le riche industriel tchèque, Jindrich Waldes, qui devient son ami et mécène et qui lui achète de nombreuses œuvres. En outre, en 1922, il est nommé professeur à Paris de l’École des beaux-arts de Prague. Ce qui fait qu’il n’a plus besoin de gagner sa vie en vendant sa peinture et qu’il peut ainsi conserver son indépendance à l’égard du marché.

Un étranger à Paris

Son statut d’étranger peut aussi expliquer en partie sa position marginale. Dans la littérature critique de l’époque, il y a tout un courant réactionnaire qui associe l’art moderne à une dégénérescence qui vient de l’étranger. En 1906, lorsque Kupka présente Soleil d’automne, on critique cette œuvre jugée trop allemande. On l’accuse de violer la tradition française faite de clarté et de grâce. Même chose en 1912, lorsqu’il présente Amorpha, les réactions sont très violentes. On reproche à Kupka d’être un étranger, un métèque. Certains conseillent même d’interdire les salons aux étrangers. Cela d’autant plus que, comme l’indique Brigitte Léal, « globalement, le public français n’est traditionnellement pas porté vers l’abstraction, contrairement aux Néerlandais et aux Allemands […]. Il y a une tradition française plus figurative qu’abstraite. D’ailleurs, il n’y a pas eu de grand ténor français de l’abstraction. »

Le cas Apollinaire

Par ailleurs, il y a le positionnement de Guillaume Apollinaire qui a toujours été très ambigu vis-à-vis de Kupka. Lors d’une conférence donnée le 11 octobre 1912 dans le cadre du salon de la Section d’or, Apollinaire lance son concept d’orphisme à partir de son analyse d’un « écartèlement du cubisme », l’orphisme étant la voie qui mène le cubisme vers l’abstraction. Il reprend ses idées dans ses Méditations esthétiques. Les peintres cubistes, publiées en 1913. Mais, comme le note Pierre Brullé dans le catalogue de l’exposition du Grand Palais, « curieusement, alors que différents témoignages affirment que l’idée et le terme d’orphisme ont été lancés par Apollinaire à propos de trois œuvres de Kupka exposées au salon de la Section d’or, dont Complexe, le nom du peintre tchèque n’apparaît pas dans les Méditations esthétiques, ni d’ailleurs dans ses écrits journalistiques ultérieurs. » Brigitte Léal poursuit : « Apollinaire cite Kupka mais, finalement, le supprime de la version publiée. D’après les recherches menées à ce sujet, il semblerait que ce soit sous la pression de Robert Delaunay qui ne voulait pas partager la vedette avec Kupka. »

Pascal Rousseau précise : « Delaunay a certainement joué un rôle. Il a certainement mis Apollinaire sous sa coupe. Mais cela est dû aussi à Apollinaire qui est lui-même étranger et qui a besoin de légitimité […]. Ce qui est sûr, c’est que son absence du texte d’Apollinaire a créé beaucoup d’aigreur chez Kupka et a participé à son repli. » Pacifiste de cœur, Kupka s’engage sur le front aux côtés de Blaise Cendrars, probablement en quête de légitimité lui aussi. Sa production est stoppée, comme elle le sera lors de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il se retrouve très isolé à Paris sous le régime de Vichy alors qu’il est fermement anti-nazi. Ces arrêts dans sa production artistique ont entraîné des ruptures et des temps morts dans sa carrière.

Une œuvre très complexe

Au-delà de ces ruptures conjoncturelles, Kupka n’a de toute façon « jamais eu une ligne suivie, il y a tout de suite eu des ruptures », comme le note l’historien de l’art Serge Fauchereau, dans le documentaire qu’Arte consacre à l’artiste. Préoccupé avant tout par la traduction d’un monde intérieur, il semble ne jamais s’arrêter de chercher. Il en résulte une œuvre touffue et complexe et cette complexité intrinsèque à son travail permet sans aucun doute d’expliquer une lente reconnaissance.

Né en Tchécoslovaquie où il s’intéresse très tôt au spiritisme et devient lui-même médium, il passe plusieurs années à Vienne, plongé dans le contexte culturel bouillonnant de la Sécession. Ses œuvres sont profondément imprégnées de l’esprit de la Mitteleuropa. Proche un temps des adeptes de l’extravagant peintre-prophète Karl Wilhelm Diefenbach, il devient végétarien, pratique le naturisme et développe une vision mystique et ésotérique de la nature. Il se passionne pour la théosophie. Son approche de la couleur plonge ses racines dans la synesthésie baudelairienne. Il est en outre très érudit, fasciné par les découvertes scientifiques de son époque (les rayogrammes, le microcosme, etc.) qui influencèrent sans aucun doute ses tableaux de 1911 dans lesquels il décompose le mouvement et les formes à travers le prisme des couleurs, comme dans la sublime Femme dans les triangles. Son immense culture charrie tout le savoir encyclopédique du XIXe siècle qui percole dans ses œuvres. « Il a illustré entre autres le Cantique des cantiques et l’Encyclopédie d’Élisée Reclus, souligne Brigitte Léal. C’est un grand connaisseur des auteurs anciens, ce qui fait que certaines de ses créations sont des «peintures à message» et ce message est très complexe. C’est notamment une peinture très nietzschéenne, ce qui ne correspond absolument pas à l’évolution traditionnelle de l’art français. »

À première vue, l’art de Kupka est très séduisant. Ses peintures aux couleurs chatoyantes provoquent un puissant plaisir rétinien. Des toiles comme Printemps cosmique I (1913-1914) ou Conte de pistils et d’étamines n° 1 (1919-1920) sont des œuvres psychédéliques avant l’heure qui procurent une expérience optique très forte. Pourtant, quelque chose résiste. Ses peintures ne se livrent jamais facilement. Pascal Rousseau renchérit : « Son œuvre n’est pas très lisible. Elle est irréductible à une seule interprétation. Elle résiste. Elle est imprégnée d’une multitude de sources : ésotériques, scientifiques, musicales… » Ses Disques de Newton (1912), par exemple, ne sont pas simplement une analyse de la couleur en référence aux recherches scientifiques d’Isaac Newton mais aussi une vision du cosmos. On voit cela aussi dans Amorpha, fugue en deux couleurs, qui est un tableau simple et imposant. L’impact est immédiat. On sait que les lignes dessinent la trajectoire d’un ballon mais, en même temps, Kupka parle d’une « fugue en deux couleurs », évoquant la structure formelle de la musique.

Les toiles de Kupka sont toutes le résultat d’une longue élaboration, ce qui participe de leur complexité. « Mais c’est très différent d’un Kandinsky qui pensait que la complexité formelle pouvait être une voie, précise Pascal Rousseau. Kupka n’est pas complexe délibérément ; il ne recherche pas la complexité, mais même lorsque le résultat est simple, cela reste complexe. Kupka est un cérébral. On pourrait l’opposer à Duchamp mais, dans le fond, il y a aussi chez lui une dimension très conceptuelle. Pour comprendre cela, il faut certainement remonter à ses origines slaves. Il est anarchiste mais aussi profondément mystique. »

Une traduction tardive de son traité de l’art

Kupka n’a pas eu d’enfant qui aurait pu assurer la défense de son œuvre post mortem. Les recherches autour de son travail ont en outre été freinées par le fait qu’il faudra attendre 1989 pour voir traduit en français son texte théorique le plus important, La Création dans les arts plastiques,écrit entre 1910 et 1913. Dans les années 1960, de grands historiens de l’art, comme Robert Welch avec Mondrian, analysent la part spirituelle des avant-gardes abstraites. La traduction tardive de l’œuvre théorique de Kupka a sans doute retardé la compréhension de son œuvre et notamment l’appréhension fine de la part spirituelle de son travail. On pourrait reprendre les mots de Serge Fauchereau qui déclare : « On ne transformera jamais Kupka en Frida Kahlo. On n’y arrivera pas. Il y a des artistes donc il est facile de faire la promotion et d’autres pas du tout. » Kupka est de ceux-là. Météore libre et solitaire de la modernité qui se voudra toujours ainsi, l’artiste tchèque en quête d’absolu et de pureté spirituelle échappe à toute tentative de classification, participant par là même à s’écarter des feux des projecteurs de la célébrité. Il demeure un de ces artistes qui nous fascinent tout autant qu’ils nous échappent.
 

1871
Naissance à Opočno, en Bohême orientale (République tchèque)
1891
Entre à l’École des beaux-arts de Vienne, s’initie à la philosophie, à la littérature et aux sciences
1896
S’installe à Paris
1912
Passage à l’abstraction. Ses deux peintures non figuratives Amorpha, fugue en deux couleurs et Amorpha, chromatique chaude sont exposées pour la première fois au public parisien au Salon d’automne
1936
Exposition personnelle au Musée des écoles étrangères contemporaines, au Jeu de paume à Paris, où est présentée Autour d'un point, œuvre-synthèse de ses recherches sur la forme
1957
Décède à Puteaux (92)

Kupka, la rétrospective du Grand Palais

En quelque 238 œuvres inscrites au catalogue de l’exposition, essentiellement des huiles sur toile, des aquarelles et des gouaches sur papier, complétées par une centaine de documents (photographies, livres illustrés, etc.), « Kupka, pionnier de l’abstraction » est la plus importante rétrospective réalisée sur le peintre tchèque depuis l’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1989. L’accrochage linéaire et bien rangé du Grand Palais déroule sagement la carrière de l’artiste, de ses débuts symbolistes (« Chercher sa voie ») aux « Ultimes renouvellements », avec la participation du peintre au groupe Abstraction-Création et, après-guerre, au Salon des Réalités nouvelles.Entre ces deux pôles, près de soixante années de recherches formelles montrent l’inépuisable inventivité dont a fait preuve František Kupka toute sa vie, qui ne se laisse jamais enfermer dans un type d’abstraction, molle ou froide. La période « machiniste » entamée à la fin des années 1920, que le peintre semble avoir tenue en défaveur, sorte de réminiscence des tableaux mécanomorphes de Picabia, sera ainsi une découverte pour tous ceux qui n’auront pas eu la chance de visiter l’exposition de 1989 – la rétrospective de 1975 au Guggenheim de New York avait, elle, fait l’impasse sur cette série. Si nombre d’œuvres viennent du Musée national d’art moderne, lequel avait organisé une première rétrospective après le décès du peintre en 1957, à Puteaux , beaucoup ont fait le déplacement depuis Prague, Vienne, Zurich, New York ou encore Bochum.Si la rétrospective joue parfaitement sa partition, le visiteur peut toutefois regretter qu’elle ne prenne pas davantage parti en replaçant dans son contexte celui qui se décrivait lui-même comme un « ermite ». Sans ce dernier trait de caractère, la critique n’aurait en effet jamais oublié, face aux envahissants Kandinsky, Mondrian et Malevitch, que Kupka fut le premier à exposer un tableau abstrait en 1912.
Fabien Simode
 
« Kupka, pionnier de l’abstraction »,
jusqu’au 30 juillet 2018. Grand Palais, Galeries nationales, 3, avenue du Général-Eisenhower, Paris-8e. De 10 h à 20 h, le mercredi jusqu’à 22 h, fermé le mardi. Tarifs : 10 et 14 €. Commissaires : Brigitte Léal, Markéta Theinhardt et Pierre Brullé. www.grandpalais.fr

 

 

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°712 du 1 mai 2018, avec le titre suivant : František Kupka le grand oublié de l’aventure abstraite

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