Il peint la laideur au même titre que d’autres peignent la beauté. Parce que c’est ainsi et pas autrement. Sans idéologie politique ni sociale. Ce qui ne lui évitera pas d’être jugé dégénéré.
E n 1921, Otto Dix peint ses parents. Il peint avec tendresse un couple d’ouvriers vieillissants, un peu craintifs, voûtés, les mains larges à plat sur les cuisses, le regard encore clair mais las. Le père travaille dans une mine de fer, la mère est sensible aux arts en général, à la musique et à la peinture en particulier. Dix naît en 1891 en Thuringe, dans le ventre de l’Allemagne. Rien de saillant au cours de cette enfance durant laquelle il s’essaie au dessin, puis à la décoration, avant de se former à la peinture dans le creuset expressionniste de Dresde.
C’est à la Grande Guerre qu’il revient de lui fournir brutalement son élément biographique et esthétique majeur. C’est sur elle qu’il construit une grammaire picturale lucide et irréductible. Dès les
premiers jours du conflit, Dix, comme tant d’autres, s’engage sans état d’âme comme soldat dans l’artillerie. Abasourdi par la violence de cette guerre et par sa logique de destruction industrielle, il combat pourtant sans révolte sur les fronts français et russes. Ni pacifiste activiste, ni belliciste fasciné par le fracas de la guerre, Dix se fait héros discret et discipliné.
L’art, ce miroir de la société
Les yeux grand ouverts, il enregistre, griffonne, dessine, témoigne et laisse une somme considérable de documents sur la guerre. Dans les tranchées, sur le vif et des années plus tard encore, reprenant sans relâche et de mémoire des scènes épouvantables de champs de bataille, de corps disloqués ou de mutilés de guerre. « La peinture n’est pas un soulagement, écrira-t-il malgré tout.
La raison pour laquelle je peins est le désir de créer. Je dois le faire ! J’ai vu ça, je peux encore m’en souvenir, je dois le peindre. » À la fin de la guerre, il est meurtri, averti sur la nature humaine, décoré et vice-sergent major.
Après l’humiliation de la défaite et l’échec de la révolution spartakiste, les artistes encaissent de plein fouet la crise de la représentation et la disparition du sujet. Dix ne peut plus peindre comme avant. La page expressionniste agonise. Mieux encore, on proclame la mort de la subjectivité défendue par l’avant-garde d’avant-guerre. À Berlin, il est question de vérité, de réintégration des arts visuels comme moyen d’atteindre un nouvel ordre social et politique progressiste. Plutôt qu’un retour à l’ordre, les artistes tendent un miroir brut à une société pourtant bien peu demandeuse en la matière.
En ce fragile début de république, Dix s’arrête à nouveau à Dresde, traverse l’Allemagne, s’engage auprès de groupes d’artistes, peint frénétiquement, puis regagne en 1925 un Berlin bouillonnant. S’il a prudemment emprunté au nihilisme Dada et même exposé avec eux, s’il a suivi de loin en loin quelques-unes des controverses quant à la vocation sociale de l’art, il se préoccupe surtout d’affûter une écriture personnelle qui le partage entre le portrait et les grandes compositions destinées aux expositions.
Dix poursuit une œuvre figurative aux accents graphiques et couleurs acides, une œuvre véhémente qui fera de lui le représentant archétypal d’une Nouvelle objectivité pourtant mal définie et trop vaguement datée pour être historiquement tout à fait consistante. Dessins de guerre, scènes de bordels, gueules cassées, portraits d’artistes et de notables, folles, prostituées, bourgeois encanaillés, autoportraits anxieux, incarnent dès lors une vision critique aux prises avec une société déjà menacée.
Huit toiles aux « dégénérés »
Plébiscité pour la justesse de son trait et sa capacité à révéler sans ambages toutes les laideurs, Dix le « réaliste démoniaque » est très vite craint pour les mêmes raisons. Et il est nul besoin d’attendre les dignitaires national-socialistes pour que fusent les critiques l’accusant de dégénérescence.
Dix est désormais connu, exposé souvent, censuré parfois. Ce sont malgré tout ses années de gloire. En 1926 vient sa première exposition personnelle à Berlin et, en 1927, il est nommé professeur à Dresde où il s’installe avec femme et enfants. Le voilà dandy notoire et presque notable comme en témoigne l’inflation des autoportraits. S’il ne renonce pas à scruter la laideur des corps et des âmes, l’enseignement le ramène aux maîtres anciens, à Cranach, Dürer ou Holbein et à une palette plus claire. Dans le même temps il s’attelle à son terrible triptyque, Der Krieg, série ultime de panneaux sur la guerre, à peine esquissés, déjà suspectés de déshonorer l’armée et de décourager la cohésion nationale.
La suite est brutale. En 1933, Dix est l’un des premiers à être révoqué et exclu de l’Académie. Les toiles sont décrochées, brûlées parfois et, en 1937, pas moins de huit toiles sont exhibées à
l’exposition d’« art dégénéré » à Munich.
Mais le peintre s’est déjà replié, exilé au sud-ouest de l’Allemagne. Des commandes, quelques allégories traversées d’un souffle religieux, Dix peint dans les pas de Caspar David Friedrich de lents paysages nus et nuageux, se soumettant bon an mal an aux étroites tolérances du régime. Mais il reste. Fait le gros dos. Coûte que coûte, sans que les motifs de sa décision soient véritablement éclaircis.
Après la fin du conflit, redevenu fréquentable, Dix prolonge les accents mystiques de sa peinture. Il faudra attendre que cesse la domination sans partage de l’abstraction après guerre pour que l’Allemagne – Est comme Ouest – se réapproprie l’œuvre du peintre, quelques années seulement avant sa mort en 1969, à l’âge de 78 ans.
« Otto Dix et l’art du portrait », jusqu’au 6 avril 2008. Kunstmuseum, Kleiner Schlossplatz 1, 70173 Stuttgart. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 10 h à 18 h, les mercredis et vendredis de 10 h à 21 h. Tarifs”‰: 10”‰€ et 5”‰€. Tél. 49 (0) 711 216 21 88, www.kunstmuseum-stuttgart.de
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Fortune et disgrâce du « réaliste démoniaque »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°599 du 1 février 2008, avec le titre suivant : Fortune et disgrâce du « réaliste démoniaque »