À la Tate Modern, l’œuvre singulère et délibérément dépouillée de Marlène Dumas laisse perplexe. Notamment les représentations érotiques réunies dans une salle particulière.
LONDRES - À l’entrée, un bloc de visages. Rien en commun entre ces faces humaines (une quarantaine) esquissées rapidement. Chaque « portrait » suggère moins les détails d’une ressemblance que la densité d’une présence. Le titre de la série : « Les Rejetées ». Rejetées de la société, pour des raisons raciales ou économiques ? L’explication reste plus simple. Ce sont des visages qui s’accordaient mal avec les autres suites réalisées par Marlene Dumas et qu’elle a parqués ici : des laissés-pour-compte picturaux. La réaction face à cette œuvre n’a rien d’étonnant. De fait, autant cette peinture se prête aux interprétations (rapport au désir, à la solitude, critique raciale liée aux origines sud-africaines de son auteure, interrogation sur la féminité…), autant elle résiste à la description. Ironique, l’artiste remarque qu’on pourrait la baptiser « Madame l’interprétée ».
Un langage fort
Cette difficulté vient du fait que Dumas fait partie des rares peintres à avoir su inventer un véritable langage pictural sans équivalent verbal. Dans son cas, toute traduction est inévitablement trahison. Pourtant, rien de très original dans les thèmes abordés : des figures isolées ou en groupe, des couples qui font l’amour, des portraits, des bébés, quelques paysages… L’œuvre est délibérément dépouillée : un visage, un corps, quelques couleurs, souvent délavées, épuisées ; une concentration drastique sur un petit nombre de motifs, une grammaire rude et ascétique. Il suffit d’écouter l’artiste qui, à la question « Que peignez vous ? », répond : « J’ai l’impression de peindre toujours le même sujet et de me poser les mêmes questions : comment montrer l’érotisme, et comment éviter le pathos lorsqu’on affronte la tristesse ou l’anxiété. C’est très difficile, surtout lorsqu’on utilise le visage et le corps humain ».
Chez Dumas, ni drame existentiel qui caractérise l’œuvre de Bacon, ni excès et brutalité qui traversent celle de Lucian Freud. Aux images de la violence se substitue la violence des images, plus difficile à cerner. L’effet qui se dégage de cette production est moins repérable, plus diffus ; la déformation que subit la représentation reste limitée. Mais, c’est peut-être justement le décalage entre la banalité ordinaire et un style indéfinissable, qui donne l’impression de se trouver face à des images reconnaissables qui viennent pourtant d’un ailleurs, lointain et inaccessible. Les personnages de Dumas se placent en dehors de toute indication temporelle et semblent revenir de loin, de là où rien n’a plus ni nom ni âge. Leur regard fixe ne fuit pas le spectateur, mais l’ignore simplement. Pire encore, les visages, ces prétendus miroirs de l’âme, deviennent des façades opaques qui s’obstinent à ne rien révéler. Opacité expressive d’un masque, mais un masque délavé, poreux. Ainsi, avec The White Disease (La Maladie blanche, 1985), des touches de blanc d’une pâleur mortelle, appliquées en couches semi-transparentes, des coulées de peinture, forment un visage ectoplasmique, une apparence fantomatique. Ailleurs, la légère disjonction entre le contour et la chair, en gris sale, fait nôtres des corps qui semblent inachevés, dilués, vidés de toute substance, comme des configurations résiduelles (The Shrimp, 1998).
Sujets vidés de leur âme
Si, comme l’affirme Dumas, le point de départ pour ses travaux est la photographie, à l’arrivée ce sont des images qui semblent surgir de la radiographie médicale. Parfois fragmentés, ses corps subissent souvent des positions étranges, à peine tenables, qui laissent à penser que l’artiste les traite comme de simples matériaux malléables. C’est surtout avec les œuvres érotiques, réunies ici dans une salle un peu à l’écart, que ces contorsionnistes de la sexualité sont étudiés froidement, sans passion ni dissimulation. Provocantes, ces images le sont sans que leurs personnages cherchent à nous défier. Malgré leurs poses suggestives, ces couples semblent totalement détachés de leurs actes, comme s’il s’agissait d’acteurs ou plutôt d’imposteurs que rien n’émeut ni n’excite. Leur « cohabitation » devient une simple juxtaposition qui ne tient qu’aux aléas de la contiguïté, pour ne pas dire du coït. Le spectateur ressent un malaise, comme s’il jouait le rôle d’un intrus dans ces scènes d’un érotisme sans volupté, sans désir, où tout est pourtant intégralement visible. La merveilleuse formule de Romain Gary, parlant de Lady L., semble être inventée pour les corps de Dumas : « Sa beauté pouvait encore inspirer un peintre, mais elle ne pouvait plus inspirer un amant ».
Commissaires : Kerryn Greenberg et Helen Sainsbury
Œuvres : 150
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Flaques d’être
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 10 mai, Tate Modern, Bankside, Londres (Angleterre), tél 44 (O) 20 7887 8888, www.tate.org.uk, dimanche-jeudi 10h-18h, vendredi et samedi 10h-21h, entrée 16 £ (21,5 €).
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°430 du 27 février 2015, avec le titre suivant : Flaques d’être