C’est en travaillant sur l’exposition consacrée à Madame Grès, couturière moins connue pour ses découpes suggestives que pour ses drapés, qu’Alexandre Samson, responsable de la haute couture après 1947 et de la création contemporaine au Palais Galliera, s’est intéressé aux relations que la mode entretient avec le dos des silhouettes.
Ce verso, aujourd’hui curieusement absent des images de défilés retransmis sur Internet, offre non seulement une compréhension de la nature tridimensionnelle du corps, mais aussi une lecture esthétique, sociale et psychologique passionnante de l’histoire du vêtement. Qu’il souligne la vulnérabilité des femmes, obligées de se faire aider par un tiers pour dégrafer robes et corsages aux fermetures inaccessibles, ou bien au contraire la volonté souveraine de contrôler jusqu’à son sillage qu’exprime la longue traîne des monarques, la façon dont l’arrière du corps est vêtu, dénudé ou marqué, n’est jamais anodine. Cette thématique universelle, puisqu’elle touche à l’intime, envisagée ici d’un point de vue occidental, trouve au Musée Bourdelle, qui se déploie autour de l’atelier préservé du sculpteur, un écho inattendu. Si ce n’est pas la première fois que le Palais Galliera (fermé jusqu’au printemps 2020) investit ces espaces pour sa programmation hors les murs, le dialogue noué à cette occasion est particulièrement fécond. D’abord, parce que les modelés d’Antoine Bourdelle permettent d’incarner ce propos de façon plus charnelle que les bustes de mannequins placés en vis-à-vis. Ensuite, parce que l’artiste, a priori l’un des rares à avoir effectué un moulage de sa propre échine, avait un véritable intérêt pour cette partie de la statuaire, et ne manquait jamais de le souligner. Certaines de ses créations, présentes dans l’accrochage permanent, font ainsi directement écho à la thématique de l’exposition, tel cet étonnant raccourci entre la Première Victoire d’Hannibal (1885) portant un aigle et un tailleur bermuda ailé de Comme des Garçons, saison automne-hiver 2013-2014. Le commissaire Alexandre Samson est également allé piocher dans les réserves des études en plâtre afin de pousser plus loin l’analogie. Il remarque que l’envers des masques en bronze est aussi peu travaillé que l’étaient, par exemple, les gilets des messieurs aux plastrons ouvragés. L’exposition a déjà rencontré un vif succès à sa création, en format plus réduit, au Musée mode & dentelle à Bruxelles. Elle pourrait continuer à voyager, mais aussi à dialoguer, pourquoi pas, avec d’autres collections d’art. Les champs qu’elle aborde sont en effet inépuisables : érotique, bien sûr, avec cette robe au dos voilé de dentelle d’Yves Saint Laurent en (1970) ou cette autre, dessinée par Guy Laroche pour l’inoubliable apparition de Mireille Darc dans le film Le Grand Blond avec une chaussure noire. Mais le sujet a également un versant politique, comme avec cette veste des Black Panthers qui affiche un slogan entre les omoplates. L’exposition tourne alors le dos à la mode pour s’aventurer dans des replis de l’histoire. Manque d’ailleurs une pièce qu’Alexandre Samson aurait aimé présenter : le « gilet de fraternité » fermé dans le dos rituellement enfilé par les saint-simoniens, et dont la BnF possède un exemplaire trop usagé pour être montré. Mais ne boudons pas notre plaisir, la sélection offre d’autres pièces rares, comme la collection « Enflures et protubérances » de Rei Kawakubo pour Comme des Garçons, en 1997, année où la styliste collabora avec le chorégraphe Merce Cunningham, ou encore une très belle sélection de modèles de feu Alexander McQueen.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°726 du 1 septembre 2019, avec le titre suivant : Face aux dos de la mode