De l’exposition, véritable manifeste idéologique dans les années 1950 aux shows des curateurs superstars des dernières années, de la dématérialisation du White Cube à la fin des années 1960 aux tentatives d’expositions virtuelles, les supports de diffusion de l’œuvre d’art sont dans l’œil du cyclone. Zoom sur quelques points forts d’une histoire au tracé sinusoïdal.
1955 est loin d’être une mauvaise année, bien au contraire. Au MoMA de New York, Edward Steichen ouvre enfin l’exposition sur laquelle il travaille depuis trois ans, « The Family of Man », entreprise démesurée de figuration de l’humanité en cinq cent trois clichés rassemblés au terme d’une campagne mondiale de recherche. Deux millions d’images, photographies d’amateurs et de professionnels de soixante-huit pays, destinées à témoigner des singularités mais surtout des analogies, visibles entre différentes ethnies, lui auront été envoyées. L’exposition aux neuf millions de visiteurs, qui parcourut le monde jusqu’en 1964, n’est pas seulement une liste de chiffres fous mais aussi un exemple de scénographie pour un art photographique jusqu’ici plutôt mal loti. L’architecte Paul Rudolph prit le parti de disséminer les images sur toutes les surfaces possibles des salles en variant la taille des tirages, afin d’éviter répétition et lassitude. L’image comme environnement total : « The Family of Man » reflète, dans un acte utopique de représentation honnête et exhaustif, l’état d’esprit d’une société en pleine guerre froide. La réhabilitation des œuvres et des artistes européens niés par les nazis sera quant à elle au cœur de la toute première Documenta de Kassel voulue par Arnold Bode cette même année 1955. La rédemption de ces avant-gardes s’accompagne de la présentation encore timide de la création d’après-guerre au milieu des ruines du Friedericianum.
Le présent, discret lors de cette première, ne tardera pas à s’afficher comme l’atout principal de cette démonstration bientôt incontournable d’art contemporain, un statut d’événement superstar qui lui sera dévolu en 1972 par la figure charismatique d’un jeune commissaire d’exposition suisse, Harald Szeemann. Figure auréolée par une exposition coup de poing à la Kunsthalle de Berne, manifeste d’une jeune génération décomplexée qui n’hésitait pas à employer du charbon, du plomb, du feutre, à partir dans le désert, à creuser une tranchée ou à exposer des structures en néon et grillage.
« Quand les attitudes deviennent formes » et la plupart de ses participants (Nauman, Beuys, Morris, Serra, Flanagan, Merz, Zorio, Anselmo, Kounellis) entrent dans la légende en 1969. L’accrochage n’a fait qu’une bouchée des ordonnancements stricts et a bousculé le bourgeois, un petit plaisir que le jeune effronté réitérera à Kassel en 1972 pour une des meilleures sessions qu’ait connue la Documenta.
À l’époque pourtant, la façon d’exposer et de diffuser les œuvres ne cesse d’être attaquée. En 1969, Gerry Schum diffuse à la télévision allemande sa première exposition collective spécialement conçue pour le format télévisuel, une succession de vidéos de premier ordre définissant visuellement le concept de Land Art. La même année, le musée de Chicago propose « Art by telephone » et Robert Smithson effectue les repérages pour sa Spiral Jetty en Utah, sur le grand lac salé27. Les artistes ont de plus en plus de mal à supporter l’impérialisme mercantile et le déterminisme du White Cube institutionnel ; leurs œuvres fleurissent alors au beau milieu de déserts ou déjouent le statut de l’objet par la performance. Acconci s’installe sous un faux plancher et parle aux visiteurs, Burden dort et vit dans une galerie pendant plusieurs jours, Heizer réalise son Double Negative au bord d’une mesa du Nevada difficilement accessible.
Dans l’histoire, c’est bien le spectateur qui en fait les frais.
Un peu apaisé au cours des années 1980 avec le retour de formes artistiques plus conventionnelles même si elles continuent de le dérouter, le visiteur se mue en téléspectateur et « cinéphage » au fur et à mesure que les artistes s’entichent de ce support à la technologie simplifiée durant la décennie suivante. L’histoire des expositions est aussi celle des avancées technologiques, l’ordinateur comme la vidéo y auront une place décisive. Après une fin de décennie marquée par la découverte de scènes artistiques de pays pudiquement appelés émergents avec « Les Magiciens de la Terre »21/22, exposition ultra controversée de Jean-Hubert Martin pour le Centre Pompidou (1989), jugée postcoloniale mais surtout symptomatique d’une mondialisation en marche, surgit le multimédia. Beaubourg ouvre son premier espace vidéoen 1992 et Muntadas signe en 1994 sa première œuvre sur CDRom inaugurant le mirage de la médiation assistée par ordinateur. En 1997, la quatrième Biennale de Lyon s’offre les services de Ruedi Baur pour aménager une salle dédiée à l’art sur internet. La révolution est en marche. Dans les musées, les visiteurs sont désormais téléguidés
par audioguide : zombies dociles et serviles, ils consomment l’art en spectacle culturel comme un autre. L’exposition « à texte » cède le pas aux manifestations paillettes et têtes d’affiche. L’art contemporain s’empare alors du spectateur transformé en cobaye. Glissement de terrain d’un art porté sur le relationnel, l’art néoromantique, adepte des démonstrations scientifiques, porté sur la phénoménologie et doutant des effets de la société sur l’homme, offre un monde plurisensoriel à explorer en toute sûreté. Olafur Elliasson expose en 2003 une des œuvres les plus emblématiques de cette nouvelle scène, un soleil artificiel au beau milieu du Turbine Hall de la Tate Modern : moment de grâce et de communion populaire, bulle d’art et suspension temporelle au succès public et critique conjoint. Le spectateur est de nouveau un sujet après quelques années de traversée du désert.
À une époque où le catalogue se substitue le plus souvent à l’expérience des œuvres tant les expositions sont nombreuses de part le monde, le sensible joue de nouveau un rôle-clé. En 2005, il pourrait bien s’adjoindre la force idéologique du forum de discussions, des actes de protestation dont la prolifération révèle la profonde dépression politique du monde. Ainsi va l’histoire de l’art des expositions et des supports de l’art, étroitement liée à celle des sociétés qui l’inspirent.
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Exposer, surexposer
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Exposer, surexposer