Art moderne - Art contemporain

Enfants dans un pré de Malevitch

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 21 février 2019 - 1279 mots

PARIS

En 1908, l’auteur du futur Carré noir peint Enfants dans un pré, une gouache sur carton qui rompt avec la production symboliste de l’artiste à cette période. Conservée au Musée Pouchkine, cette œuvre est exceptionnellement présentée à Paris.

De l’œuvre de Kasimir Malevitch (1879-1935), on ne retient souvent que les derniers chapitres, ceux des aventures cubo-futuristes et suprématistes, et de leur aboutissement formel et philosophique : le Carré noir (1915). Et l’on oublie parfois que le peintre fut avant cela, à l’instar de ses bouillonnants contemporains Mondrian, Kandinsky et Kupka, un artiste cherchant sa propre voie sur un continent en pleine ébullition ; qu’avant le temps des scandales artistiques liés à la libération de la peinture face à « l’asservissement à la nature », il y eut celui des expérimentations « objectives », auxquelles appartiennent assurément ces jeux d’enfants conservés au Musée d’État des beaux-arts Pouchkine, à Moscou.

De l’impressionnisme au symbolisme

En 1906, avant de quitter définitivement la ville de Koursk pour Moscou, Kasimir Malevitch, conscient de sa destinée exceptionnelle, décide de brûler les travaux qu’il juge indigne de s’inscrire dans l’histoire de la modernité. L’artiste, alors âgé de 27 ans, sait qu’il devra façonner lui-même son propre mythe et que, pour cela, il faudra en payer le prix fort. Il le paye déjà, lui qui, bravant la volonté du père et les reproches d’une épouse opposée à son aspiration artistique, s’est soustrait à une carrière ecclésiastique pour embrasser, en autodidacte doué d’intuitions, celle de peintre et la misère qui va avec.

Né dans le contexte des Ambulants (ces peintres réalistes russes de la fin du XIXe siècle), Malevitch date sa véritable naissance d’artiste à la découverte des impressionnistes dans les années 1904-1906, d’abord dans les livres, puis chez un certain Chtchoukine, homme d’affaires russe qui collectionne Cézanne, Gauguin, Monet, Matisse… Le premier style impressionniste de Malevitch témoigne d’une certaine maladresse dans l’exécution, mais, néanmoins, d’une grande sensibilité de coloriste. C’est avec l’impressionnisme que le futur suprématiste fait en tout cas ses premiers pas vers la lumière en peinture et entrevoit la disparition possible de « l’objet ».

Cette expérience ne dure pourtant que quelques mois. Au printemps 1907, Malevitch visite « La rose bleue », première exposition des symbolistes russes à Moscou, dans laquelle on joue de la musique et fait brûler de l’encens. Cette peinture « spirituelle » et cette expérience synesthésique de l’art font forte impression sur le peintre. Et tant pis si les organisateurs de la Rose bleue lui refuse d’exposer son Portrait, tout aussi « bleu » ! Parallèlement, le peintre s’intéresse à l’introspection psychologique qui constituera le terreau de sa réflexion philosophique. En 1907-1908, les Pommiers en fleurs (1904) laissent donc place à des œuvres aux titres plus mystiques : Méditation, Transfiguration, Corps et Esprit… Une étape supplémentaire dans la recherche de Malevitch, qui regarde déjà plus loin : vers le fauvisme, mettant en place avec ses Enfants dans un pré certains ingrédients de son suprématisme futur.

De l’art décoratif ?

En 1908, au milieu de sa production symboliste, Malevitch réalise une série d’œuvres où le sujet s’efface devant la composition. Parallèlement au Linceul du Christ et au Printemps mystique, deux œuvres pleinement symbolistes, Malevitch peint deux œuvres intitulées Société, une gouache sur carton appelée Bourgade et Enfants dans un pré (gouache et détrempe sur carton), exposés ce mois-ci à la Fondation Custodia. Ces œuvres purement décoratives sont étonnantes à une période où le peintre entame sa recherche philosophique qui le conduira, plus tard, à la radicalité suprématiste. Pour Andréi Nakov, il est cependant inconcevable que cette approche a priori purement formelle ne soit qu’un exercice de style. Pour le spécialiste du peintre, qui n’en a pas la preuve documentaire, ces œuvres cachent nécessairement « une volonté de transformation catégorielle des formes, certainement dotée d’une référence iconologique bien plus complexe que la simple gratuité d’un quelconque exercice décoratif ». Pour lui, « il est compréhensible que, pour un artiste de la trempe spirituelle de Malevitch, la recherche formelle ait eu une attache spirituelle plus importante ». Enfants dans un pré, simple exercice formel ou recherche d’une nouvelle composition inspirée ? La question fait débat.

Malevitch, peintre imagier

L’écrasement de la perspective et la composition en étages de cette gouache rappellent quel formidable imagier pouvait être Kasimir Malevitch. S’il fréquente à partir de 1907 – bien après la disparition de son père en 1902 – l’atelier de peinture de l’école privée de Fedor Rerberg, à Moscou, il ne faut pas oublier que le jeune artiste a abordé la représentation en autodidacte. Il s’est notamment d’abord formé en recopiant des reproductions dans la revue Niva, chaque œuvre étant donc pour lui d’abord une image. De la même manière, Malevitch dira plus tard quel fut à cette période son intérêt pour le « primitivisme » italien et pour les œuvres du peintre Cimabue (1240-1302), dont on peut retrouver ici un intérêt commun pour la représentation de l’espace.

La série des blancs

Enfants dans un pré est stylistiquement proche d’une aquarelle peinte en tondo en 1908, représentant une femme « primitive » aux seins blancs entourée d’arbres stylisés sur fond vert. Mais elle est encore plus proche d’une autre composition, exécutée la même année : Repos, Société en hauts-de-forme. Celle-ci représente des hommes et des femmes de la bourgeoisie russe – les « parents » des « enfants » ? – flottant dans le même aplat vert. Assis ou marchant – urinant, pour l’un d’entre eux – dans l’herbe, les personnages du Repos flottent eux aussi, de manière indépendante, dans l’espace de la représentation. Malevitch présenta cette composition en 1911 au Salon de Moscou. Il la catalogua lui-même dans la « série des blancs », en référence aux vêtements des personnages, série dans laquelle on peut ranger les Enfants dans un pré.

Vers le fauvisme

Malevitch appréhende dans cette œuvre chaque enfant comme une forme et une tache de couleur autonomes. Toute impression d’ombre et de relief a été gommée au profit des aplats. Aussi grands au premier plan (en bas) qu’à l’arrière-plan (en haut), les personnages flottent indépendamment les uns des autres, et semblent plus occupés par leur action individuelle (jouer au ballon, au cerceau…) que par le jeu collectif. Si Enfants dans un pré rappelle l’expérience lumineuse de la période impressionniste récente, ces enfants peuvent annoncer, par l’utilisation de couleurs vives en aplat et par l’apparition d’un cerne noir autour de certaines formes, les personnages cubo-tubulaires que Malevitch réalisera en 1911-1912 (la série des Faucheurs, par exemple). De la même manière, comment ne pas voir dans les ballons et les cerceaux, formes géométriques abstraites par excellence, les prémices du vocabulaire suprématiste à venir ?

Pourtant, plus que le cubo-futurisme ou le suprématisme, Enfants dans un pré, peint en pleine période symboliste, fait la transition avec la période dite fauviste de Malevitch en 1909. Que s’est-il donc passé entre 1908 et 1909 pour que la couleur soit à ce point libérée ? Sans doute ne faut-il pas oublier que les peintres russes en général, et Malevitch en particulier, découvrent en même temps, en à peine quelques mois, l’impressionnisme, Cézanne, Gauguin et le fauvisme, notamment au sein des deux expositions de La Toison d’or, en 1908 et 1909, où peintres russes et français sont présentés sur un pied d’égalité. Ainsi Malevitch, comme Larionov ou Gontcharova, est-il un artiste en pleine quête de modernité, digérant les avant-gardes européennes pour mieux accoucher, bientôt, d’une modernité proprement russe !

 

1879
Naissance à Kiev (Ukraine)
1904
Peint des œuvres impressionnistes
1913
Réalise le décor et les costumes de l’opéra futuriste de Matiouchine Victoire sur le soleil
1915-1916
Présente son Carré Noir à l’exposition « Dernière exposition futuriste : 0.10 »
1919-1922
Enseigne à l’école d’art de Vitebsk
1930
Ses œuvres étant jugées subversives par le régime stalinien, Malevitch est emprisonné et torturé
1935
Décède à Léningrad (Russie)
« Le Musée Pouchkine, cinq cents ans de dessins de maître »,
du 2 février au 12 mai 2019. Fondation Custodia, 121, rue de Lille, Paris-7e. Ouvert tous les jours sauf lundi de 12h à 18h. Tarifs : 10 et 7 €. Commissaires : Ger Luijten et Vitaly Mishin. www.fondationcustodia.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°721 du 1 mars 2019, avec le titre suivant : Enfants dans un pré de Malevitch

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