Emmanuel Latreille, directeur du Frac Languedoc-Roussillon, est commissaire de « Chauffe Marcel », une exposition dispersée dans divers lieux de la région. Leçon d’attitude Duchampienne.
Pourquoi faire le point en 2006 sur la présence de Marcel Duchamp dans l’art contemporain ?
Emmanuel Latreille : Duchamp est un référent pour moi et depuis longtemps.
Il l’est aussi pour la quasi-totalité des professionnels d’art contemporain, mais comme on a peu souvent affaire à ses œuvres, il est fréquemment cité de manière lointaine. Il est même, en réalité, assez méconnu : beaucoup de pièces qu’il a faites, des installations par exemple, sont ignorées, et on le réduit à quelques objets fétichisés.
Alors j’ai eu envie de creuser. Qu’est-il advenu à l’art à partir de son basculement dans l’espace réel dont le ready-made est le symptôme ? C’est quelque chose qui touche aussi à notre rapport au monde en général. Et, dans la contestation ambiante de la validité de l’art contemporain, Marcel Duchamp incarne le vilain ancêtre. J’ai voulu voir de plus près ce qu’il en était.
Justement, pourquoi Duchamp est-il encore si mal compris du public ?
Son œuvre est difficile parce qu’elle remet en cause l’idée que l’art véhicule des valeurs éternelles et, par principe, universelles. Or, cette sorte d’autorité de la valeur de l’art est tout ce que Duchamp l’individualiste refuse. C’est également le sens de son refus du travail, de la famille, de la patrie.
Avec lui, les valeurs disparaissent au profit de l’exploration du monde dans toutes ses dimensions. Duchamp relativise et ramène chacun à la responsabilité de son propre point de vue, de son propre corps, de sa propre vie. C’est difficile à encaisser, parce que cela implique plus de travail et moins de certitudes.
En définitive, qu’est-ce qui change fondamentalement avec Duchamp ?
Pour moi, c’est la nature même de l’espace de représentation qui change en 1912-1913. En sortant de la peinture et du médium classique de représentation qu’est le tableau, Duchamp prend acte de l’épuisement d’une histoire, celle héritée de la Renaissance et qui a abouti à la pulvérisation de l’espace dans le cubisme analytique. Il y a alors un mouvement qui semble conduire les artistes à se confronter à l’espace réel.
Mais Duchamp ne se contente pas, contrairement à Picasso ou à Braque, de faire du collage d’objets trouvés sur le tableau, il se demande ce que c’est que cet espace réel. C’est pour ça qu’on ne peut pas en faire un pionnier.
Il n’a d’ailleurs jamais imposé le ready-made en affirmant qu’il faisait une œuvre d’art : il s’est interrogé sur le lien qui unit la représentation au réel, avec humour et distance quant à la méthode, mais aussi un grand sérieux quant au contenu.
C’est par cette distanciation, ce scepticisme que vous reliez la création contemporaine à Duchamp ?
Plutôt que des références littérales, l’exposition essaye de retrouver une liberté collective, une énergie rendue possible par la distance et le jeu. Cette attitude a permis à Duchamp d’expérimenter et de jouer avec les matériaux et les formes sans le poids de la valeur de l’art sur le dos : pourquoi ne pas parier que cela est possible encore aujourd’hui ?
En adoptant cette position qui peut sembler ambiguë, en se retirant du jeu de la concurrence artistique, Duchamp s’est ménagé une liberté considérable. Au fond, c’était un bricoleur qui aimait toucher à tout. « Peu de tout » : c’est une autre manière d’atteindre à l’universalité, qui explique sans doute qu’il soit si présent dans la création actuelle.
N’y a-t-il pas contradiction à faire de Duchamp une figure tutélaire ?
Si, bien sûr. Mais je vois plutôt Duchamp comme quelqu’un qui permet d’interpréter les œuvres d’aujourd’hui. Ce n’est pas un modèle ou un patriarche surplombant les pratiques artistiques actuelles, mais quelqu’un dont certains gestes, certaines propositions, certaines attitudes permettent de comprendre des œuvres contemporaines. On peut opérer des associations formelles ou intellectuelles à l’infini. Je n’ai fait qu’en proposer quelques-unes, très subjectivement d’ailleurs.
Sous quelle forme Marcel Duchamp est-il présent dans l’exposition ?
Sa présence est fantomatique. Cela correspond bien à sa posture par rapport à l’art de son époque. Il n’y a aucune œuvre de lui. On trouvera des portraits, par Andy Warhol, Jean Hucleux, un dessin d’Alain Séchas, un collage de Pierre Bismuth ou des citations de certaines œuvres. Les signes duchampiens sont là, mais il ne s’agit pas d’une collection de ready-mades de seconde ou troisième génération.
Finalement, que nous apprend l’exposition sur Duchamp ?
C’est assez difficile lorsqu’on agit de l’intérieur de l’institution de prétendre cela, mais je crois qu’elle dit une immense envie de liberté, une certaine insouciance et le sens du bonheur. Elle dit surtout une attitude formidable de retenue par rapport aux autres, à la liberté de chacun de décider de ses choix.
Informations pratiques « Chauffe Marcel » se tient jusqu’au 29 octobre en différents sites de la région Languedoc-Roussillon. Le tarif d’entrée varie selon les lieux d’exposition. Pour connaître les adresses, les horaires, les tarifs et les thèmes des expositions, renseignements par tél. 04 99 74 20 35/04 67 60 82 42, ou par Internet www.fraclr.org.
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Emmanuel Latreille : « Duchamp fait basculer l'art dans l’espace réel »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°582 du 1 juillet 2006, avec le titre suivant : Emmanuel Latreille : « Duchamp fait basculer l'art dans l’espace réel »