Rétrospective

Émile Bernard l’insaisissable

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 14 octobre 2014 - 666 mots

Après des débuts symbolistes plus connus du public, le peintre fait un retour malheureux en arrière.

Paris - Le président des musées d’Orsay et de l’Orangerie, Guy Cogeval, a régulièrement fait part de son désintérêt pour les monographies d’artiste, formes d’expositions selon lui dépassées, auxquelles il préfère les manifestations pluridisciplinaires dont Orsay s’est fait une spécialité. Si « Émile Bernard (1868-1941) » est une rétrospective on ne peut plus classique sur la forme, elle est une authentique surprise sur le fond. L’exposition de l’Orangerie a ceci d’honnête et de satisfaisant qu’elle répare les « omissions » de la rétrospective de 1990 à Amsterdam et Mannheim (Allemagne), « Émile Bernard 1868-1941. A Pioneer of Modern Art ». Celle-ci s’arrêtait à 1910, éludant les trente dernières années de la vie du peintre pour n’en retenir « que la partie compatible avec le mainstream de l’histoire de l’art moderne » – comprendre la période symboliste, de la fin des années 1880, les « bretonneries » exécutés à Pont-Aven et autres merveilles du cloisonnisme. Car au-delà de l’année 1891, synonyme de rupture avec Paul Gauguin que Bernard accusera d’avoir usurpé la paternité du symbolisme, le peintre opéra un virage à 180 degrés pour ne jurer que par les maîtres anciens. La pléthore d’œuvres se réclamant de l’avant-garde l’ennuie, à l’exemple des petits formats nabis qui ne sont pour lui que des « boîtes à bonbons pour les snobs ». S’embarquer dans le sillage de la tradition pour marquer sa différence, tel est le pari d’Émile Bernard.

« Un jeu tendu et âpre »
Présenté pour la première fois in extenso à Paris, l’œuvre de Bernard est enfin délivré de son mètre étalon, Gauguin, pour être considéré pour lui-même. Hormis une longue introduction et une biographie très détaillée en guise de conclusion, le parcours de l’exposition procède de cette même intention ; il délaisse les textes de salles au profit de longues citations du peintre qui accompagnent chaque section – l’artiste et son art ont la parole.

Une fois passé la période cloisonniste et ses nombreux petits bijoux de synthèse et d’équilibre tels Femmes à cheval à Robinson (1889) ou Après-midi à Saint-Briac (1887), le visiteur doit en effet se préparer à un choc. Émile Bernard s’embarque pour l’Égypte, y reste une dizaine d’années, période entrecoupée de séjours en Espagne et en Italie : les formats s’agrandissent, les volumes gagnent en épaisseur, les personnages prennent vie, les détails s’immiscent, les couleurs se nuancent. Le peintre s’intéresse à la figure humaine, au réalisme de la vie populaire sur les bords du Nil, dans les bordels du Caire ou sur la lagune vénitienne.

« L’inconstance stylistique de l’œuvre tardif de Bernard lui confère un caractère exaspéré, une tension, une forme d’urgence par lesquels il se démarque de la sérénité classique : son retour à la tradition n’a rien d’apollinien, il est au contraire un jeu tendu et âpre, où l’artiste se mesure avec le passé plus qu’il ne se place sous sa protection », indique dans le catalogue de l’exposition Rodolphe Rapetti, éminent spécialiste du symbolisme et l’un des commissaires de la manifestation. Le panthéon personnel de Bernard est aussi varié que les pistes sur lesquelles il s’engage : l’art byzantin, l’art médiéval (les primitifs italiens et flamands), Odilon Redon, Paul Cézanne, Édouard Manet, les grands maîtres espagnols et vénitiens… Le carambolage des styles et le manque d’âme des toiles ont de quoi perturber le visiteur. L’audace et l’inconstance de Bernard font-elles de lui un grand peintre ? Son insatisfaction semble en tout cas contagieuse. L’accrochage aussi raisonné que possible de l’Orangerie permet de ne plus ignorer la manière dont l’artiste est passé à côté de son art.

Émile Bernard

Commissaires : Marie-Paule Vial, conservatrice en chef du patrimoine, chargée de mission à la direction de l’action culturelle de Marseille ; Rodolphe Rapetti, conservateur général du patrimoine, chargé de mission au service des Musées de France, Direction générale des patrimoines ; Fred Leeman, historien de l’art
Itinérance : Kunsthalle, Brême (Allemagne), 7 février 2015-31 mai 2015

Émile Bernard (1868-1941), jusqu’au 5 janvier 2015, Musée de l’Orangerie, place de la Concorde, jardin des Tuileries, 75001 Paris, tél. 01 44 50 43 00, www.musee-orangerie.fr, tlj sauf mardi 9h-18h. Catalogue, coédition Musée d’Orsay/Flammarion, 240 p., 39 €.

Légende Photo :
Émile Bernard, Le repos du berger, huile sur toile, 120 x 150 cm, musée d’Orsay, Paris. © Photo : Musée d'Orsay, Dist. RMN/Patrice Schmidt.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°421 du 17 octobre 2014, avec le titre suivant : Émile Bernard l’insaisissable

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