Qui connat son nom, hormis une poignée d’érudits péruviens ? Pourtant, Elena Izcue, née à Lima au Pérou en 1889, réinterpréta avec génie le répertoire formel des artisans précolombiens. Au tour du quai Branly de réhabiliter cette singulière artiste.
Une photographie prise vers 1927 nous montre son beau visage aux yeux ardents, ses cheveux de jais coupés court, selon la mode de l’époque. Appartenant à la bourgeoisie cosmopolite et fortunée de Lima, la jeune fille est pourtant une marginale, car née hors les liens du mariage. Est-ce cette condition marquée de l’opprobre qui dicta – consciemment ou inconsciemment – sa conduite, la poussant à rejeter les diktats esthétiques de son milieu ? C’est ce que nous suggérait à mi-voix sa nièce rencontrée à Lima même, en décembre dernier…
L’artiste redécouvre les formes d’un art longtemps méprisé
Car toute l’œuvre d’Elena Izcue semble tendue vers un même but : redonner ses lettres de noblesse à cet art précolombien si méprisé, pour ne pas dire occulté par les milieux académiques de son pays. Si, à Paris, le musée du Louvre ouvre dès 1850 sa salle des Antiquités américaines, le Pérou confine, quant à lui, son passé « indigène » dans une indifférenciation teintée de mépris, voire de préjugés.
Il faudra ainsi attendre les spectaculaires découvertes archéologiques effectuées dans les trente premières années du xxe siècle pour voir enfin tomber bien des clichés. C’est d’abord Max Uhle qui découvre en 1900 la culture de Nasca et sa chatoyante céramique. Onze ans plus tard, l’expédition de l’université de Yale dirigée par Hiram Bingham révèle au monde les ruines grandioses du Machu Picchu. Enfin, l’archéologue péruvien Julio C. Tello exhume en 1927 les somptueux textiles funéraires de la culture paracas…
Or, c’est précisément dans ce climat d’effervescence intellectuelle et de découvertes sensationnelles qu’Elena Izcue entreprend, à sa façon, de réhabiliter le génie
« indien ». N’est-il pas temps de frotter son regard à des formes nouvelles, de revivifier son inspiration loin des canons académiques de la Vieille Europe ?
Loin de copier les motifs incas, elle les réinvente, les réinterprète
Comme Picasso se découvre à des kilomètres de distance des affinités électives avec l’art « nègre », Elena Izcue se nourrit et s’abreuve à la sève « inca ». La jeune fille enseigne d’abord le dessin aux enfants dans les écoles de Lima (une étape essentielle pour son travail ultérieur de graphisme), puis entre en 1919 à l’École nationale des beaux-arts tout juste fondée.
Sa rencontre avec Manuel Piqueras Cotolí, l’un de ses professeurs, sera déterminante. Ne prône-t-il pas l’avènement d’un art « néopéruvien », soit la synthèse harmonieuse d’éléments espagnols et indigènes ? La démarche d’Elena Izcue apparaît néanmoins plus radicale, « puriste » même : de son amour pour l’art précolombien naissent des centaines d’études, qui inspireront bon nombre de ses réalisations futures. Car l’on sent déjà frémir la « patte » de la jeune artiste dans ces planches aquarellées soigneusement ordonnées et classées. Loin d’être copiés servilement, les motifs précolombiens (principalement ceux de la céramique nasca et des flamboyants textiles paracas) sont isolés, réinterprétés, stylisés, réinventés. Elena Izcue jongle avec les couleurs, sélectionne un ornement, aplatit une silhouette…
Parallèlement, la jeune fille se rapproche du petit cercle des chercheurs, dont l’anthropologue américain Philip Ainsworth Means et le collectionneur Rafael Larco Herrera. Alors que la haute société péruvienne s’entiche de tout ce qui vient de la Vieille Europe, Elena réalise, en 1921, au sein même du Musée national de Lima, un salon « incaïque » suscitant l’enthousiasme immédiat du public : des coussins aux rideaux en passant par les meubles et les plinthes, tout scelle la rencontre de l’esthétique précolombienne adaptée à la décoration moderne !
Après la haute couture à Paris, Elena tombe dans l’anonymat
La publication, en 1926, de ce petit bijou d’édition et de graphisme qu’est L’Art péruvien à l’école consacre définitivement Elena Izcue. Grâce à une bourse d’études de deux ans à l’étranger, la jeune fille entreprend un voyage à Paris : elle y restera de 1927 à 1938 ! Soit onze années fécondes qui la verront suivre l’enseignement de Léger à la Grande Chaumière, découvrir les sculptures et les céramiques de Gauguin, son « compatriote » (Flora Tristan, la grand-mère du peintre, était péruvienne !), fréquenter surtout les milieux de la haute couture.
La jeune Péruvienne dessine d’abord pour son propre compte des foulards aux motifs précolombiens, avant d’attirer l’attention de la prestigieuse maison Worth puis de la grande Elsa Schiaparelli ! On songe immanquablement à cette autre dessinatrice de tissus hors pair qu’était Sonia Delaunay, tant les tissus d’Elena respirent la même audace créatrice, le même esprit fantasque et ludique.
Hélas, la grande crise boursière de 1929, puis l’imminence de la guerre condamneront Elena Izcue au retour, en 1938. Un retour aux allures de purgatoire puisque l’artiste cessera peu à peu son activité et tombera dans l’oubli, avant de s’éteindre en 1970. Loin, bien loin de l’aura de légende qui nimbera Frida Kahlo, cette autre femme artiste latino-américaine…
1889
Naissance d’Elena Izcue à Lima (Pérou).
1919
Entre à l’École des nationale des beaux-arts de Lima.
1926
Succès
international de son livre pour enfants : El Arte Peruano en la Escuela (L’Art péruvien à l’école).
1927
S’installe en France et réalise la partie de son œuvre la plus significative : l’application
de motifs précolombiens à la création textile.
1938
Rentre au Pérou à l’approche de la guerre.
1970
Meurt au Pérou après une période d’inactivité.
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Elena Izcue
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°602 du 1 mai 2008, avec le titre suivant : Elena Izcue