À Bruxelles, l’exposition « Domenikos Theotokopoulos 1900 », reprenant la date de la redécouverte et de la consécration d’El Greco, retrace le parcours géographique et stylistique du maître de la culture hispanique.
Domenikos Theotokopoulos, passé à la postérité sous le nom d’El Greco, est le génial trait d’union entre l’art byzantin et celui de l’Occident. Il incarne dans la peinture l’évolution la plus complexe et la plus visionnaire que nous propose l’histoire de l’art.
Il dut cependant disputer durant trois siècles sa gloire à l’indifférence des hommes. Ce n’est qu’au xixe siècle qu’il sort de l’oubli grâce aux efforts incessants de quelques historiens et critiques d’art qui le hissent parmi les plus grands maîtres espagnols, aux côtés de Murillo, Vélasquez et Goya.
En Crête, l’influence des icônes
Des pans entiers de sa biographie échappent à l’histoire. Il existe peu d’informations sur sa famille, son enfance. On le suppose né en 1541 dans la ville de Candia (actuel Héraklion) en Crête, échue à la République de Venise depuis le xiiie siècle. La période crétoise est l’une des moins connues de l’œuvre artistique du peintre. C’est probablement à Candia qu’il apprend la peinture. Il existait des ateliers de peintres d’icônes qui travaillaient selon la tradition byzantine.
La découverte d’une icône, La Dormition de la Vierge portant l’inscription « Domênikos Theotokopoulos o Deixas » (DT l’a fait), confirme la période de formation crétoise et son initiation dans l’un de ces ateliers artistiques.
Sur le continent, dans le Péloponnèse, se trouve Mistra, une ville qui joue un rôle prépondérant dans l’histoire des rapports de l’Orient et de l’Occident et dont l’éclat intellectuel et culturel est important à cette époque. Les peintures de ses églises révèlent un art singulier où voisinent des éléments occidentaux et orientaux dont les caractères essentiels sont un mysticisme élevé, une stylisation et un allongement caractérisé des corps qui leur donne cette noblesse hiératique, et une propension à la couleur verte.
Elles sont l’œuvre d’artistes grecs, mais l’invasion latine a hâté la transformation de l’art byzantin.
Domenikos est ainsi imprégné dès son plus jeune âge des théories byzantines, nourri de la technique des maîtres d’icônes crétois et des fresquistes gréco-byzantins.
Venise et la couleur
Au cours de l’été 1566, poussé par le désir d’étudier la peinture occidentale, Domenikos part pour Venise. On le surnomme « Il Greco ». A-t-il travaillé sous la direction du Titien ? Rien n’est moins sûr. En tout état de cause, il admire la touche libre et la richesse chromatique du Vénitien. Certains tableaux s’en inspirent comme le Christ chassant les marchands du temple.
Mais des différences fondamentales distinguent leur travail respectif. L’art du Titien recèle un fond de classicisme, celui du Greco aime les compositions dynamiques où l’outrance des formes, les expressions tumultueuses, les éclairages surnaturels le rapprochent davantage de l’art dramatique et puissant du Tintoret et des couleurs argentées de Véronèse.
Venise lui apprend les principes de base de son art, dont celui fondamental de l’utilisation de la couleur comme source d’expressivité : posée directement sur la toile par le pinceau, la couleur libère la peinture des contraintes de la ligne et du dessin.
Rome, Michel-Ange et le baroque
En 1570 le Greco quitte Venise pour Rome, dernière étape de sa formation artistique. Il passe au service du cardinal Farnèse qui finira par le congédier. Son Éminence recevra d’ailleurs une lettre incendiaire qui le somme de s’expliquer sur son geste. Pour l’heure, il découvre chez le divin Michel-Ange les idées germinales du baroque… Il ajoute l’expressionnisme et le gigantisme à ses conventions artistiques, ses œuvres se peuplent de personnages herculéens.
L’Espolio et Le Martyre de saint Sébastien s’inspirent clairement des personnages de la chapelle Sixtine. Ses sentiments à l’égard du maître sont cependant ambivalents. Il admire ses dessins et ses sculptures, mais n’aime pas sa peinture. On rapporte qu’il aurait proposé tout net de remplacer les fresques du Jugement dernier, provoquant l’ire des peintres et amateurs de peinture. Tel apparaît « Il Greco » : ambitieux, arrogant, extravagant dans sa vie comme dans sa peinture.
Mais aussi d’une grande érudition : il parle quatre langues, écrit sur la peinture, la sculpture, l’architecture…
La période italienne se conclut par une splendide Annonciation dans laquelle il expose sa maîtrise du langage occidental ainsi que les ressources formelles caractéristiques de la peinture vénitienne et romaine.
À Tolède, le rejet du roi Philippe II
En 1577, il part pour Tolède – il devient pour toujours « El Greco ». La ville est à cette époque un important foyer culturel. On sait que les décorations importantes réalisées au palais de l’Escurial attirent les peintres renommés de toute l’Italie.
En 1579, Philippe II commande au Greco pour sa basilique le Martyre de saint Maurice. Le Crétois donne libre cours à son originalité. Parallèlement à l’art religieux officiel qui s’établit sous l’impulsion du roi, se développe à travers l’Espagne une peinture mystique s’accompagnant d’un réalisme accusé. La sensibilité du Greco y trouve d’emblée un champ dans lequel elle peut se réaliser. L’exaltation mystique convient à merveille à son tempérament et à ses conceptions artistiques et esthétiques.
Sa peinture d’une grande puissance émotive lui permet d’utiliser des effets saisissants. Le roi refuse cependant ses compositions intellectuelles et compliquées qui ne correspondent pas à la rigueur qu’il souhaite imposer en tant que défenseur de la doctrine du Concile de Trente. Le Greco fut pourtant un des premiers peintres à traiter les thèmes spécifiques de la Contre-Réforme, comme les saints pénitents : Madeleine, saint Pierre, saint François dans son style si personnel…
Il introduit l’usage du portrait psychologique, jusqu’alors inconnu chez les portraitistes espagnols habitués aux portraits de cour aussi froids que l’étiquette royale. Paradoxalement, c’est à un peintre grec que l’on doit l’école du portrait hispanique. Vélasquez et Goya à leur suite perpétueront de manière indélébile l’idée du portrait dans l’école espagnole.
S’il est vrai que l’œuvre du Greco s’est nourrie autant de son séjour romain que de son périple vénitien, elle s’accomplit dans la capitale de Tolède. Malgré son échec auprès de Philippe II, le Greco trouve son épanouissement dans un contexte de renouveau spirituel. Il peint quelques chefs-d’œuvre dans lesquels il développe de nouvelles possibilités d’expression : alors qu’il possède une maîtrise absolue de l’art occidental, il se penche à nouveau sur certains aspects de l’art byzantin : avec L’Enterrement du comte d’Orgaz (1586), il atteint le sommet de son art.
Un esprit libre et original
À l’évidence, l’évolution de sa peinture est l’une des plus singulières de l’histoire de l’art. Elle permet néanmoins de distinguer trois foyers artistiques différents – si différents qu’on a du mal à croire faits d’une même main ! Tout d’abord la Crête où il se livre au travail anonyme de peintre d’icônes, puis Venise et Rome où il reçoit la leçon des grands artistes italiens du xvie siècle.
L’Espagne enfin, c’est le moment où son génie s’épanouit, ses créations se développent d’une manière personnelle : un réalisme simplifié, une éloquence qui confine à l’expressionnisme, la géométrisation des modèles, un espace presque abstrait, des contrastes puissants de lumière et de couleurs avec une gamme plus froide que celle de la période italienne : oppositions de verts et de bleus et, bien sûr, l’emploi du gris dont il est le premier à voir les possibilités infinies. Tout cela a une grande influence sur l’école espagnole.
Fernando Marias dit à propos du Greco qu’il « a été vu… comme un Crétois oriental ou un Espagnol cultivé, mais aussi comme un Italien, comme un fervent, comme un ascète, un mystique ou un catholique latin, ou un froid pratiquant mondain ou comme un fidèle Grec orthodoxe ». Esprit libre, original, mystérieux, il échappe à toute classification.
Lorsque El Greco meurt en 1614, le clair-obscur du Caravage balaie l’Europe et sa notoriété. Deux siècles plus tard, la technique du maître espagnol se révèle à Cézanne dans ses baigneurs ; quant aux tonalités froides de la période bleue de Picasso, elles empruntent de manière frappante à l’univers pictural du Crétois.
La présidence espagnole du Conseil de l’UE a des effets intéressants : elle offre l’opportunité de faire voyager une quarantaine d’œuvres du Greco. Après une halte à Mexico, l’exposition « DT 1900 » se tient au palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Le parcours chronologique et thématique met l’accent sur le rôle joué par les acteurs de la redécouverte du Greco et sur son évolution artistique.
L’apothéose des « 12 apôtres »
La première partie, trop longue, présente les « sauveurs » du Greco, des toiles de son atelier et de ses suiveurs.On commence à s’impatienter lorsqu’apparaît enfin le premier tableau du Greco, un saint Sébastien en deux parties, l’une découverte en 1908, l’autre en 1962 ! Viennent ensuite trois portraits de notables d’une expressivité subtile, peints d’une palette réduite au gris blanc et noir. Une version des Larmes de saint Pierre annonce des cieux incandescents. La Cène et L’Adoration des Mages ne maîtrisent pas encore les codes artistiques de la Renaissance italienne. A contrario le Christ guérissant les aveugles de la période romaine montre une belle maîtrise technique. L’Espolio, lui, concentre toutes les influences vénitiennes et romaines : construction ascendante, monumentalisme et richesse chromatique. Le Triomphe du nom de Jésus présente l’une des compositions les plus originales du Greco qui fait encore débat, alors qu’une copie de la partie inférieure de L’Enterrement du comte d’Orgaz offre un intérêt strictement documentaire. Deux tondi aux superbes glacis, Immaculée Conception et Nativité proposent quant à eux des schémas de composition très osés.
Nous voici dans la dernière salle avec l’exceptionnelle série des 12 apôtres, restée inachevée à la mort du peintre en 1614. En nous montrant les étapes intermédiaires de son travail, elle nous permet de comprendre sa technique complexe et laborieuse et propose un exemple magistral de l’aboutissement de son style. Si l’exposition peine à se mettre en place, l’intérêt va ensuite crescendo.
Biographie
1541 Naissance à Candia, en Crête.
1563 Est déjà un peintre d’icônes reconnu.
1567 À Venise, il aurait travaillé dans l’atelier du Titien.
1570 À Rome, entre au service du cardinal Farnèse. Critique la chapelle Sixtine.
1577 Installé en Espagne, ne parviendra jamais à devenir peintre officiel de la cour de Philippe II.
À partir de 1580 Affluence de commandes et aisance matérielle. S’épanouit dans le milieu humaniste tolédan.
Vers 1600 El Greco est à l’opposé du naturalisme des œuvres caravagesques.
1614 À sa mort, le poète Luis de Gonora publie son épitaphe.
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El Greco - Le syncrétisme des styles
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « El Greco. Domenikos Theotokopoulos 1900 », jusqu’au 9 mai 2010. Palais des Beaux-Arts, Bruxelles. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h ; le jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs : 10 et 7 €. www.bozar.be
Viva España ! À l’occasion de la présidence espagnole de l’U.E., le palais des Beaux-Arts de Bruxelles met à l’honneur la culture ibérique. Ainsi, en contrepoint de l’exposition El Greco, une évocation du film de Luis Buñuel, El Á?ngel Exterminador, est prétexte à présenter les œuvres d’une vingtaine de jeunes artistes dont Lara Almarcegui, José Ramón Amondarain et Abraham Lacalle. Peintures, sculptures, photographies, vidéos et installations abordent, comme dans le film, les thèmes de la claustrophobie et de la promiscuité. « El Á?ngel Exterminador », du 29 avril au 20 juin 2010.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°623 du 1 avril 2010, avec le titre suivant : El Greco - Le syncrétisme des styles