Depuis le début des années soixante, Daniel Malingue chasse les tableaux. En trente-cinq ans de carrière, il a accroché aux cimaises de sa galerie, avenue Matignon, une remarquable collection d’œuvres impressionnistes et modernes qu’il reproduit dans un catalogue bilan. Il a commenté pour nous quelques-uns des tableaux qu’il expose actuellement en évoquant des souvenirs de marchand.
Passer en revue les principales œuvres qui ont transité sur les cimaises de la galerie Daniel Malingue équivaut à partir en voyage au cœur de cent ans d’histoire de la peinture, de Chassériau à Marc Chagall ou Picasso. Quelques délicats paysages champêtres ou urbains de Pissarro – La Femme aux oies (1895) ou Le Pont Neuf (1902) – côtoient des jeunes femmes épanouies saisies par Renoir – Jeune femme ajustant son corsage (1900) ; Naïade (1876) –, des portraits charnels – Van Dongen, Femme au grand chapeau (1906) – ou mélancoliques – Amedeo Modigliani, Hanska Zborowska (1917-1919) –, un bord de mer peint par Dufy, Promenade sur la jetée (1906), et un Derain aux tonalités bleu-vert, Londres, la Tamise au pont de Westminster (1905-1906). “Les œuvres exposées couvrent une centaine d’années, de 1870 à Picasso. Je vends peu de contemporains. Parmi les œuvres de l’époque romantique qui me tiennent le plus à cœur figure un Théodore Chassériau (1819-1856) peint en 1854, Bataille de cavaliers arabes autour d’un étendard (combat entre tribus arabes).” La passion de ce peintre pour l’Orient remonte à son voyage à Marseille, en 1836, à l’occasion duquel il réalise des portraits d’individus originaires d’Afrique du Nord. Dix ans plus tard, il séjourne plusieurs mois en Algérie, où il peint des scènes de combats inspirées des conflits tribaux que connaît alors la jeune colonie française. À son retour, Chassériau exécute plusieurs tableaux de batailles orientalistes, dont Bataille de cavaliers, considéré comme l’une de ses plus belles œuvres. Ce tableau, véritable hommage à Delacroix, intéresse les musées, indique Daniel Malingue : “J’apprécie beaucoup cette composition exubérante montrant, au premier plan, les sabres qui fendent l’air, les têtes de chevaux finement dessinées et, au loin, les cavaliers qui disparaissent à travers un nuage de poussière. On dirait que le tableau va s’animer.”
Avec Les jeunes mères de Paul Sérusier, on quitte les tumultes d’une bataille orientaliste pour accoster sur les côtes bretonnes, qui connaissent, à la fin du siècle la tranquille révolution des nabis. Le tableau a été peint durant l’été 1891, au moment où le peintre quittait Le Pouldu pour Huelgoat, un site pittoresque du centre Finistère. Les figures hiératiques et graves des jeunes mères bretonnes en costume traditionnel accentuent l’impression d’étrangeté et de mystère du tableau. Leurs yeux sont ouverts mais leur regard vide, comme si elles étaient absentes à elles-mêmes, en méditation. Le peintre a adopté une palette où dominent des rouges et des verts qui s’entrechoquent. “Ce tableau est un des plus beaux nabis qui existent actuellement sur le marché mondial. C’est une œuvre pleine de réalisme. Le visage un peu dégénéré d’un des personnages peut s’expliquer par un mariage consanguin, ce qui n’était pas rare dans les campagnes. La composition est merveilleuse. On retrouve tous les décors nabis des tableaux de Bonnard ou Vuillard. Ce chef-d’œuvre, qui représente une des meilleures périodes du peintre (1890-1893), était dans une collection privée en France. Je le présenterai à l’Armory Show, en mai. S’il n’est pas vendu à cette occasion, je le garderai pour moi, et il rejoindra ma collection de peintres nabis.”
Bonnard, comme Sérusier, a été influencé par l’estampe japonaise, ainsi qu’en témoigne Femme devant un miroir, exécutée vers 1908, l’année où le peintre du Cannet a réalisé Nu à contre-jour (Musées royaux de Belgique, Bruxelles). Marthe est surprise s’observant dans un miroir. Comme souvent dans les tableaux de Bonnard, le miroir est utilisé pour dévoiler l’intimité et créer une atmosphère étrange. “C’est un grand tableau, plus que “muséable”. L’important pour moi est qu’on puisse découvrir dans ma galerie des œuvres que l’on ne voit pas partout. Il y a un réel engouement pour les très beaux tableaux. Un beau tableau vaut 100, un très beau tableau 200 et un chef-d’œuvre 400, suivant une courbe exponentielle. Le marché, qui s’était affaissé à partir de 1990, est en train de se redresser. Il m’arrive encore néanmoins de vendre aujourd’hui à moitié prix certains tableaux que j’ai acheté avant la crise du Golfe. Certaines œuvres ont repris depuis leur valeur. C’est le cas notamment des Picasso ou des Bonnard. Les œuvres de Matisse ou Cézanne, quant à elles, se vendent aujourd’hui plus cher qu’à la fin des années quatre-vingt.”
Dubuffet et Picasso
L’exposition d’une toile abstraite dénote un peu dans une galerie plus volontiers tournée vers les œuvres figuratives. C’est le cas de Dinguet Flibuste. Jean Dubuffet l’a peint en 1955, en appliquant de grandes feuilles de journaux sur la peinture fraîche qui avait été étendue au préalable généreusement à la spatule, une couche claire recouvrant une couche plus foncée. À côté de ce Dubuffet un peu sévère, un Picasso empreint d’érotisme, Joueur de flûte et femme nue (1970), qui met en valeur les mains, la poitrine et le sexe du sujet. La femme porte un chapeau semblable à ceux des matadors peints à cette époque. La même année, l’artiste espagnol a exécuté de nombreux tableaux représentant des couples, tel l’Artiste et son modèle. “Son intérêt vient aussi de sa grande taille (114 x 146 cm). Il s’agit en outre d’un tableau très mural, explosif. Si je pouvais me permettre de le garder, je le ferais. Il faut savoir anticiper. En ce moment, la cote du peintre continue de monter. Un des secrets de ce métier est de faire tout son possible pour acquérir les plus beaux tableaux. Les grandes collections sont toujours formées par des gens qui ont su payer cher les œuvres, comme cet acheteur qui, il y a vingt-cinq ans, a acheté 600 000 dollars un très beau Seurat, ce qui avait été considéré comme une folie. Ce tableau vaut aujourd’hui 35 millions de dollars.”
Galerie Malingue, 26, avenue Matignon, 75008 Paris, tél. 01 42 66 60 33, ouvert le lundi 14h30-18h30 et du mardi au samedi 10h30-12h30 et 14h30-18h30.
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Du Romantisme à Picasso
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°59 du 24 avril 1998, avec le titre suivant : Du Romantisme à Picasso