Publié en 1965 dans la revue Arts Yearbook 8, l’article intitulé « Specific Objects » que signe Donald Judd (1928-1994) pose les bases d’une réflexion théorique sur une nouvelle production artistique que l’histoire allait retenir sous le nom générique d’art minimal.
L’avènement de celui-ci au beau milieu des années 1960 n’est pas innocent des investigations conduites ici et là par les philosophes du côté d’une pensée structuraliste notamment préoccupée de phénoménologie de la perception. Prenant conscience que la peinture ne peut que montrer une surface signifiante, que la sculpture est par trop liée à une idée de l’homme, Donald Judd qui mène simultanément une activité de critique et de plasticien fait le choix de réfuter ces deux modes pour leur substituer un nouveau concept, celui d’objet spécifique. S’il déclare le vouloir réel, tridimensionnel et géométrique, fait de matériaux et de couleurs industriels, c’est pour le qualifier hors toute considération de représentation, de modelage ou de taille, et le tenir définitivement à l’écart de tout effet anthropomorphe.
Manifeste de sa propre démarche et de la mise en place d’un vocabulaire plastique d’une extrême rigueur, le texte de Judd – qui ne tardera pas à passer pour manifeste du minimalisme en général – énonce les qualités fondamentales d’un art qui se veut résolument autonome et qui se fonde sur des vérités tautologiques. Un art dont le but déclaré est de redonner à l’œuvre l’évidence d’un objet à la réalité irréfutable ; en conséquence un art que l’on pourrait qualifier de concret, dans la familiarité de la démarche d’un Tatline qui réfutait le terme d’« œuvre » lui préférant celui de « construction » et qui visait à mettre en exergue dans son travail la nature physique de ses composants. « Ni peinture, ni sculpture, – écrit Donald Judd dans son article – le nouvel art est un objet spécifique, tridimensionnel s’inscrivant dans l’espace réel, une structure dans laquelle couleur, forme et surface sont parfaitement intégrées.
Toute idée de mouvement ou de gestualité est exclue au profit d’un pur jeu de règles définissant une série de formes modulaires. »
On ne peut être plus clair, on ne peut balayer plus catégoriquement tout jeu de la mimesis, on ne peut mieux vouloir éliminer tout illusionnisme. Et c’est bien là en effet l’intention de l’artiste : abandonner toute subjectivité, privilégier les constituants matériels de l’œuvre et en décliner les potentialités plastiques dans le cadre d’une production en série.
Première grande rétrospective consacrée à Donald Judd depuis sa disparition voilà dix ans, l’exposition qu’organise la Tate Modern réunit une quarantaine de pièces qui déterminent comme une sorte de parcours exhaustif dans l’œuvre de l’artiste. De ses premières peintures au tout début des années 1960 jusqu’à ses contreplaqués de couleur et ses sculptures en Plexiglas de 1993, son œuvre met notamment en exergue toute cette production de « boîtes », de pièces au sol ou au mur, et de structures sérielles qui identifient au premier regard l’art de cet artiste. Des œuvres apparaissent au sens le plus expérimental d’une vision quand elle relève non d’un simple exercice rétinien mais d’une appréhension perceptive intelligible et sensorielle.
En quête d’une expérimentation de la nature physique de l’œuvre et de ses rapports à l’espace, l’art de Judd invite le spectateur à s’inventer de nouvelles relations psychologiques tant à l’un qu’à l’autre. Aussi, par-delà un semblant formaliste auquel il serait impertinent de les réduire, ses sculptures opèrent-elles comme autant de relais à l’épreuve d’un vécu, d’une présence. « Avant tout, elles manœuvrent – note justement Rudy Fuchs dans sa préface au catalogue de l’exposition Donald Judd au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1987 – entre la forme, le matériau et la couleur, elles cherchent des combinaisons pour rester visuellement indépendantes de la formulation systématique ; en d’autres termes, pour demeurer secrètes. » De fait, les œuvres de Judd ne se livrent pas au premier regard et elles en appellent à une certaine forme ludique. Comme en tout jeu, c’est à la découverte des règles qui les gouvernent et à la richesse de leurs déclinaisons que l’artiste nous convie. Celles-ci entendues, tout loisir est laissé au regardeur de les éprouver ou de les subvertir, de les jouer ou de les déjouer. Une façon fort singulière de faire de lui, une nouvelle fois, celui qui fait l’œuvre.
« Donald Judd », LONDRES (G.-B.), Tate Modern, Level 4, tél. 00 44 20 7887 8008, 5 fév.-25 avril. Les Écrits 1963-1990, éd. Lelong, 1991, (trad. Annie Pérez).
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Donald Judd, jeux de construction
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°556 du 1 mars 2004, avec le titre suivant : Donald Judd, jeux de construction