À partir du 3 juin, le Centre Georges Pompidou prend les couleurs de Robert Delaunay. De ses premiers pas impressionnistes jusqu’aux grandes toiles abstraites, ce sont les débuts de l’artiste qui sont ici évoqués. L’exposition souligne le rôle historique de Delaunay dans la naissance de l’abstraction et la place qu’il occupe avant 1914 au sein de l’avant-garde internationale.
L’œuvre de Robert Delaunay fait problème dans toute tentative de classement. Résultant selon Apollinaire d’un « écartèlement du cubisme » consommé en 1912, elle n’a longtemps été envisagée qu’au sein d’un débat interne à l’art français, celui qui oppose le cubisme « orthodoxe » de Braque et de Picasso aux expériences communes à Delaunay, Léger et Kupka, qui vers 1910-1911 intègrent couleur et mouvement à la grille neutre de leurs prédécesseurs. À la vision sommaire d’une simple synthèse entre la couleur fauve et la géométrie cubiste, l’exposition du Centre Georges Pompidou apporte une nouvelle interprétation du parcours de Delaunay entre 1906 et 1914, proposant d’en préciser le développement par séries. La filière impressionniste d’un art de la lumière se voit attribuer un rôle déterminant, tandis que l’artiste y gagne le titre de peintre abstrait, à part égale avec les grands « pionniers » de l’art non-figuratif : Kandinsky, Malevitch, Mondrian.
La série des Fenêtres, un passage vers la peinture pure
Le basculement s’opère entre le printemps et l’été 1912. Au cours de cette période, Delaunay peint une série de toiles qui prennent pour motif de départ la fenêtre de son atelier de la rue des Grands-Augustins, où se découpe une vue de la Tour Eiffel. Le réseau de surfaces colorées qui en résulte n’est pas lisible au premier regard : une mosaïque de plans transparents oppose tons froids et tons chauds, établissant une interférence entre l’espace extérieur des toits et de la Tour, baignés dans le bleu du ciel, et l’espace intérieur, auquel il faut rapporter les fragments de rideaux orangés sur les zones latérales de l’image. Si le thème de la Tour avait occasionné déjà une série d’œuvres qui rendaient ostensiblement hommage à la modernité urbaine, la réflexion de l’artiste se concentre à présent sur l’acte spécifique de la vision. Le cadre de la fenêtre, s’interposant entre le peintre/spectateur et la chose vue renvoie, comme chez Matisse à cette époque, à la métaphore du tableau lui-même comme fenêtre, formulée dans la théorie classique de la perspective. Par ce retour aux conditions de formation de la veduta picturale, le peintre dévoile l’enjeu novateur de son œuvre, aspirant à « rapprocher » le visible. La lumière, définie désormais comme « seule réalité » du monde, dicte un espace pictural homogène organisant les vibrations colorées sur le plan pour une saisie optique immédiate. Delaunay s’en explique ainsi à Vassily Kandinsky, alors qu’il travaille aux Fenêtres, le 5 avril 1912 : « l’artiste a beaucoup à faire dans le domaine si peu exploré et obscur de la construction de la couleur et qui ne remonte guère plus loin que le début de l’impressionnisme. [...] Cette recherche de la peinture pure, c’est le problème actuel ». Au Salon des Indépendants de 1912, Delaunay a eu l’occasion de voir trois Improvisations de Kandinsky et trois Plans par couleurs de Kupka. C’est pourtant en Allemagne, en Suisse puis à Prague qu’il rendra visible sa série des Fenêtres ainsi que les autres toiles abstraites développées par la suite, n’exposant lui-même à ce Salon parisien que des compositions monumentales ouvertement figuratives, telles La Ville de Paris, L’Équipe de Cardiff et Hommage à Blériot, présentées respectivement en 1912, 1913 et 1914.
Un comportement schizophrène
Dès ce moment, l’artiste semble donc se livrer à un comportement schizophrène qui est en partie à la source des difficultés de lecture posées par son œuvre d’avant-guerre, où coexistent l’abstraction la plus radicale et la renvendication affichée du « sujet » en peinture. Le dialogue entrepris à cette époque avec les artistes du groupe munichois du Blaue Reiter, qui se charge d’exposer ses œuvres en Allemagne, joue sur ce point un certain rôle : il représente pour le peintre français une écoute inattendue et stimule son exploration d’une nouvelle voie picturale fondée sur l’épanouissement de la couleur pure. Paul Klee, après avoir rendu visite à Delaunay le 11 avril 1912, est en effet le premier à souligner, dans la revue suisse Die Alpen, la portée révolutionnaire des Fenêtres en terme d’abstraction, en affirmant qu’elles créent « le type du tableau autonome, qui, sans rien emprunter à la nature en fait de motif, vit sur le plan des formes d’une vie purement abstraite, mais authentiquement plastique, presque aussi éloigné d’un tapis que ne l’est une fugue de Bach ». C’est en réponse à ce commentaire que Delaunay rédige La Lumière, texte essentiel où il expose pour la première fois son credo du « simultané » en peinture. Ce dernier est précisément publié à Berlin au début de 1913, au moment où l’artiste connaît la consécration grâce à la rétrospective organisée par la galerie Der Sturm, plaque tournante de l’avant-garde germanique.
Abstraction et métaphysique
Faire une place à Delaunay dans l’histoire de l’abstraction suppose dès lors une approche nuancée. L’historien de l’art Pierre Francastel s’y était essayé le premier alors qu’il mettait au jour les archives inédites du peintre, en 1956. Il proposait de situer « l’acte de naissance de l’art abstrait » au cours de l’hiver 1911-1912, et discernait dans cet art un « double visage », accordant à Kandinsky une supériorité théorique et à Delaunay une plus grande maturité picturale. L’enjeu était en fait de dissocier une abstraction spiritualiste, investissant dans l’expérience esthétique l’idéal d’un arrachement au terrestre, et une abstraction « constructive » issue d’un rapport positif au monde réel : « Pour Delaunay, le point de départ de l’invention ne se trouve pas dans la rêverie métaphysique mais dans l’observation du réel perçu. Le but de l’art n’est pas la méditation mais l’action : il implique la création d’une œuvre et cette œuvre est essentiellement forme. Dans quelle mesure le terme d’art abstrait s’applique-t-il à cette forme d’art ? On peut en discuter. Il est sûr en tout cas qu’une distinction très nette doit être établie entre deux formes d’art dont la première met en avant la notion de sélection, d’épuration, de simplification, et dont l’autre s’appuie sur la notion de construction ». Francastel dégageait ainsi une ligne d’interprétation rationnelle de l’abstraction de Delaunay, inspirée de la réticence exprimée par le peintre lui-même à l’égard de ce terme, telle qu’elle ressort notamment de la correspondance adressée à Franz Marc : « je n’ai pas de croyance artistique en dehors de la représentation lumineuse de la Nature où, alors, c’est tomber dans l’abstrait, dans le littéraire. La représentation universelle ne comporte pas les abstractions. » Pour Delaunay, si l’art est en passe de se libérer du « descriptif », il n’a d’autre finalité qu’une « représentation universelle ».
Dès sa période fauve Delaunay entreprend une étude des propriétés dynamiques de la lumière, alimentée par la lecture du traité de Chevreul, De la Loi du contraste simultané des couleurs..., qu’il complète en s’intéressant à la Théorie scientifique des couleurs..., plus récente, de l’Anglais Ogden Rood. Ce dernier traite la question du mélange optique des couleurs en se basant non plus sur la mixture des pigments colorés, comme le faisait Chevreul, mais sur celle bien différente des rayons lumineux. Delaunay en tient compte dans le Paysage au disque de 1906.
Le mouvement circulaire de la couleur
Il utilise une touche divisée en larges carrés décomposant le rayonnement du foyer de lumière blanche en des cercles concentriques de couleurs vives. Par la suite, lorsqu’il reviendra sur le thème de l’astre solaire peu après la série des Fenêtres, en 1913, l’artiste développera une autre idée contenue dans le livre de Rood : celle que la juxtaposition en peinture de couleurs voisines dans le spectre produit des « dissonances » stimulant la rétine plus rapidement que le rapprochement « harmonieux » des couleurs complémentaires recommandé par Chevreul. L’approche proprement physiologique de la couleur et de ses effets semble chez Delaunay opposée à toute interprétation psychologique. La série des Formes circulaires de 1913, qui décline les vibrations chromatiques du soleil et de la lune, véhicule néanmoins une certaine dimension symbolique, allant à l’encontre d’une lecture purement cartésienne. Elle fait écho en ce sens aux théories du peintre russe Georges Yacoulov, alors hôte des Delaunay à Louveciennes. Ce dernier attribuait à l’art la mission de recréer l’énergie solaire par la « couleur-peinture ». « Nous voyons jusqu’aux étoiles », écrit Delaunay, exprimant sa propre foi en une sensibilité optique à la fois ramenée à sa pureté primitive et potentiellement décuplée, capable de remonter à la source originelle de la lumière pour embrasser le cosmos. Le face à face des deux astres, dans Formes circulaires, Soleil, Lune, finit en toute logique par prendre la forme d’un tondo. Accentuant l’effet de profondeur spatiale, le cadre circulaire ajoute, non sans un certain lyrisme, à la résonance cosmique du motif. Il en va tout autrement du Disque qui achève la série en août 1913. La fonction compositionnelle du cadre en tondo y est autrement plus transgressive : elle ouvre la voie d’une abstraction concrète, en passant brutalement de la symbolique astrale à la simple tautologie du tableau-objet. On ne sait à quel moment la toile fut découpée en suivant le contour du schéma concentrique de la composition (avant les années 20, en tout cas), mais force est d’y voir un premier exemple de la « structure déductive » développée bien plus tard par Frank Stella aux États-Unis. Ce tableau-cible n’établit en effet plus aucune distance entre la forme colorée opacifiée et le cadre, entre l’espace pictural et l’espace réel : délaissant tout effet de transparence, il offre au spectateur l’expérience purement optique du mouvement giratoire des couleurs sur un plan unique. Delaunay accorda rétroactivement à cette œuvre un rôle fondateur : « ça y est, j’ai trouvé, ça tourne ! », se serait-il exclamé. Isolée dans la production des années 10, la toile ne fut présentée à Paris qu’en 1922. À ce titre, elle laisse plus d’un historien perplexe quant à son véritable statut.
Une signalétique de la modernité
La solution radicale du Disque inaugure en fait dès 1913 le langage d’un art de l’espace qui connaîtra dans l’œuvre delaunienne des années 30 une application monumentale. Elle a partie liée avec une perception fascinée du spectacle urbain, déjà érigée en modèle esthétique par les futuristes, où se croisent le parc d’attractions Magic City – et ses stands de tir – les jeux de lumières sur la Tour Eiffel, la polychromie racoleuse des affiches publicitaires. À cet égard, le Disque doit autant à L’Équipe de Cardiff, peint au début de 1913, qu’aux recherches sur les « Formes circulaires ». Dans sa représentation du match de rugby, Delaunay ne se contente pas de convoquer la Tour Eiffel, la grande roue des Tuileries et un bi-plan couronnant la scène. Il articule la syntaxe entière de l’image sur le modèle des panneaux-réclames venus saturer le champ visuel. L’inscription de son propre nom sur l’un de ces panneaux assimile l’œuvre entière à un manifeste dont il se proclame l’unique signataire.
Delaunay partage avec les « pionniers » reconnus de l’art abstrait le passage par une vision cosmique, dont la Fugue à deux couleurs de Kupka, basée elle-même sur la forme circulaire, est le premier exemple exposé au Salon d’Automne de 1912. Cependant, l’attachement au « réalisme », autrement dit le va-et-vient entre représentation et forme pure, spécifique à son développement pictural, le conduit rapidement à l’élaboration d’un vocabulaire de signes synthétiques. La composition par découpage géométrique de l’aplat coloré, faisant disparaître la distinction fond/forme, a des conséquences mutiples. D’une part, la poursuite du grand « sujet » moderne en peinture, tel le sport ou l’aviation, n’exclut pas les sorties possibles hors du tableau : la mode, la décoration sont envisagées dès cette période. Une des premières photographies du Disque montre d’ailleurs la toile derrière une « robe simultanée » créée par Sonia, sa compagne. D’autre part, la représentation picturale elle-même utilise à son tour la polysémie de la forme abstraite. On voit en effet le Disque réapparaître dans le grand Hommage à Blériot de 1914, où il s’assimile à la forme d’une hélice en mouvement parmi un bouillonnement de couleurs tournoyantes, puis dans la série Drame politique, la même année, où il tient lieu et place de cible au sein d’une image figurative représentant un meurtre. La réflexion abordée par Francastel sur l’« abstraction » du premier Delaunay trouve aujourd’hui, semble-t-il, une sorte d’aboutissement dans la rétrospective organisée par Pascal Rousseau et Jean-Paul Ameline. Comme le montre Georges Roque dans le catalogue, la catégorie d’art abstrait mérite sans doute d’être étendue et nuancée, en tenant compte des limites de la terminologie. Force est de constater en fait que le principe lui-même d’une distinction entre figuration et abstraction ne parvient qu’à masquer la spécificité formelle des œuvres et, du même coup, leur enjeu. La dynamique d’une « construction de la couleur » se donne à saisir dans la création de Delaunay comme un phénomène multiple, qui associe le renouvellement des moyens picturaux à une inscription directe de l’art dans le spectacle permanent de la vie réelle.
PARIS, Centre Georges Pompidou, Galerie Sud, 3 juin-16 août, cat. Éditions du Centre Pompidou, 288 p., 610 ill., 280 F.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°507 du 1 juin 1999, avec le titre suivant : Delaunay