Le Sueur à Grenoble, les peintres du Roi à Tours, Bellori à Rome, plusieurs expositions dessinent une cartographie du classicisme au XVIIe siècle, partagé entre deux pôles complémentaires, Paris et Rome. S’inspirer de l’antique tout en imitant la nature, tel était le fondement d’un art en quête d’un idéal de mesure et d’équilibre. Malgré la rigueur des principes, la peinture classique montre un visage en perpétuelle mutation, avec en toile de fond l’ombre tutélaire de Nicolas Poussin.
En 1648, suivant les exemples florentin et romain, une vingtaine d’artistes français fondent, sous la protection du Roi, l’Académie royale de peinture et de sculpture. Parmi eux, figurent Charles Le Brun, Sébastien Bourdon, Michel Corneille, Philippe de Champaigne, François Perrier, et enfin Eustache Le Sueur (1616-1655). Élève de Simon Vouet, Le Sueur, à qui le Musée de Grenoble consacre aujourd’hui sa première exposition monographique, a su comme Le Brun s’émanciper de l’art endiablé et voluptueux du maître, pour suivre l’exemple de Poussin. L’année même où Vouet disparaît, en 1649, Le Sueur livre avec la Prédication de saint Paul à Éphèse, son May pour Notre-Dame de Paris, un manifeste de la manière nouvelle, baptisée “atticisme” par les historiens.
Proto-classicisme, l’atticisme est, à la façon de l’art de Le Sueur, une adaptation des leçons de Vouet au canon poussinien. Alain Mérot, commissaire de l’exposition de Grenoble et auteur du catalogue raisonné de l’artiste, définit ainsi ce courant typiquement français : “une référence constante aux plus purs modèles de l’Antiquité ; la recherche de la simplicité et de la précision ; une lumière et un coloris clairs ; une grâce enfin […]”. C’est sur le chantier de l’hôtel Lambert, où travaillent notamment Le Sueur, Perrier et Le Brun à partir de 1644, que s’élabore ce nouveau style. Le cabinet de l’Amour (1645-1647), puis le cycle de la Vie de saint Bruno (1645-1648) pour les Chartreux de Paris ont constitué les prémices de ce moment classique qui s’épanouit dans le cabinet des Muses, toujours pour Lambert de Thorigny. Harmonie de la composition, élégance du dessin, coloris brillant et “noble simplicité”, Clio, Euterpe et Thalie, un des cinq panneaux de ce cabinet, ressuscite les mânes de Raphaël et de son Parnasse. “Le Sueur introduit dans la peinture française l’art d’être simple dans la grandeur, vigoureux dans la douceur, bref de pratiquer un éloge sans flatterie”, écrit Marc Fumaroli dans L’École du silence.
Poussin, le commencement absolu
Si les leçons de la peinture décorative ont été apprises de Vouet, l’esprit, lui, est issu de Poussin, dont le séjour à Paris entre 1640 et 1642 marque un tournant majeur. Après la défection de ce dernier et la disparition de Vouet, les portes des palais royaux allaient bientôt s’ouvrir à Le Sueur : par sa référence appuyée à l’Antiquité, son style confortait le désir du souverain qui entendait faire de Paris la nouvelle Rome. La mort interrompt brutalement l’irrésistible ascension du peintre des Muses. Mais la leçon de Poussin avait déjà trouvé un autre zélateur en la personne de Le Brun ; l’Académie sera le lieu de cette transmission. Comme le souligne Édouard Pommier dans le catalogue Les peintres du Roi, “les textes français issus du milieu académique font de cet artiste le modèle d’une école française qui n’a pas encore d’histoire, et dont il représente le commencement absolu auquel l’Académie a pour mission de donner un avenir”. Pourtant, on aurait tort de réduire l’Académie à une institution de reproduction de la vulgate poussinienne. À cet égard, l’exposition “Les peintres du Roi”, organisée par les Musées de Tours et de Toulouse souligne l’extrême diversité des interprétations offertes par les artistes à travers la présentation de cinquante-sept morceaux de réception – l’équivalent en langue académique du chef-d’œuvre de l’artisan, même si c’est au nom de l’émancipation de l’artiste à l’égard des corporations qu’est créée cette nouvelle institution.
“Académie” est un terme d’origine grecque qui désignait l’école fondée par Platon ; en reprenant cette appellation mise à l’honneur par Vasari au XVIe siècle avec son Accademia del disegno, la peinture – et le dessin – s’affirmaient comme une activité d’ordre intellectuel, que l’on pouvait formaliser à la manière d’un discours. Toutefois, l’enseignement théorique et mathématique ne s’imposera jamais vraiment. Un tableau exposé à Tours en résume les ambitions : dans l’Allégorie du Progrès des arts du dessin sous le règne de Louis XIV (1666) de Nicolas Loir, Minerve, protectrice des arts, présente le portrait du Roi à la Peinture et à la Sculpture, tandis que gît à leurs côtés un buste fragmentaire. Référence explicite au fameux Torse du Belvédère, celui-ci indique la prégnance du modèle antique dans l’enseignement académique. Quant à l’image du souverain, elle montre aux arts l’objet de leur mission : travailler à sa gloire et chanter les réalisations de son règne. Si l’Académie devient, sous l’impulsion de Colbert et Le Brun, l’instrument de cette politique, elle reste d’abord un lieu d’enseignement qui fonctionne tant bien que mal. L’étude d’après nature y tient une place importante, un travail qui, dans la doctrine classique héritée de la Renaissance, doit être corrigé par la connaissance de l’art antique afin d’accéder à cet idéal de perfection et d’équilibre.
Dans sa conférence de 1667 sur les Israélites recueillant la manne dans le désert, Charles Le Brun pose les œuvres de Poussin en modèles pour la composition, le dessin, la proportion et la perspective, autant de critères articulant le jugement critique. La méthode se distingue par son empirisme : c’est à un enseignement par l’exemple plus que par des principes qu’invite le Premier peintre du Roi. Mais il ne faut pas y voir une leçon de servilité. Tous les peintres et sculpteurs ont voulu faire partie de l’Académie, non par adhésion à la doctrine, mais parce qu’elle constituait une étape nécessaire de toute carrière. En outre, le titre d’académicien donnait le droit d’exposer au Salon du Louvre… La découverte de morceaux de réception réalisés entre 1648 et 1793, date de la dissolution de l’Académie, témoigne de cette liberté, moteur des mutations artistiques en même temps qu’elle dévoile des maîtres peu connus.
La beauté de l’Idée
Dès les années 1670, la doctrine classique, affirmant la primauté du dessin, est battue en brèche par l’offensive des “rubénistes” menés par Roger de Piles. De l’autre côté des Alpes, le poussinisme n’en continue pas moins d’irriguer la réflexion théorique avec Giovan Pietro Bellori (1613-1696), ami et admirateur de Poussin. Le Palais des Expositions, à Rome, offre une relecture du courant classicisant au XVIIe siècle, tel que l’a défendu le théoricien italien. À côté du Français, Annibale Carrache, Dominiquin, l’Algarde, Guido Reni, Andrea Sacchi sont ses peintres de prédilection, car ils ont trouvé dans l’Idée la source de leur art. Bellori la définissait ainsi, en 1672 : “L’Idée constitue la perfection de la beauté naturelle et unit la vérité à la vraisemblance des choses qui sont sous nos yeux, et elle aspire toujours au mieux et au merveilleux, rivalisant et dépassant même la nature, car ses œuvres sont belles et accomplies à un point que la nature n’atteint jamais”. La célèbre lettre de Raphaël adressée à son ami Baldassare Castiglione, l’auteur du Courtisan, sert naturellement de point d’appui à sa réflexion : “Pour peindre une belle, il me faudrait en voir plusieurs, mais comme il n’y a pas beaucoup de belles femmes, je me suis servi d’une certaine idée que j’avais dans l’esprit”, écrivait-il à propos de sa Galatée. Guido Reni, qui avait fait de Raphaël son modèle absolu, recueille les suffrages de Bellori. Son Massacre des Innocents se présente comme un sommet incontestable de l’esprit classique, par la rigueur virtuose de la composition, la variété de ses expressions et la concentration de la scène en quelques figures. Plus qu’à Annibale Carrache, c’est bien à Guido Reni qu’il convient d’opposer la figure du Caravage, qui, d’après Bellori, “n’avait guère de goût pour les admirables marbres des antiques et les peintures si célèbres de Raphaël” et “se proposa la nature seule pour objet de son pinceau”.
Si l’opposition classique/baroque n’est qu’une construction artificielle du XXe siècle, d’autres différends théoriques, suscitant la naissance de courants rivaux, n’en ont pas moins existé au XVIIe. Dès les années 1630, un débat oppose sur le chantier du palais Barberini les partisans d’Andrea Sacchi et ceux de Pierre de Cortone. Face à la débauche de personnages et de péripéties mise en œuvre par ce dernier, les tenants du renouveau classicisant défendent un idéal de simplicité et d’harmonie, aux antipodes du bruit et de la fureur cortonesques. Ces positions, dont Dominiquin et Poussin se sont naturellement sentis proches, seront reprises dans la seconde moitié du siècle par Bellori. Partisans de Cortone et de Sacchi, les artistes du Seicento partagent tous le même attachement à l’antique et à l’étude de la nature ; tous placent au plus haut de la hiérarchie des genres la peinture d’histoire, qu’elle soit religieuse ou mythologique. Au-delà des principes de composition, peut-être faut-il chercher dans le plus ou moins grand naturalisme et dans la plus ou moins grande fidélité à l’antique la ligne de partage entre les deux clans. Mais, pour tous, les buts de la peinture d’histoire restent les mêmes, édification et délectation.
- EUSTACHE LE SUEUR (1616-1655), Musée de Grenoble, 5 place de Lavalette, 38000 Grenoble, tél. 04 76 63 44 44, tlj sauf mardi 11h-19h, mercredi jusqu’à 22h. Catalogue, RMN, 204 p., 150 ill., 190 F. Lire aussi le hors série de L’Œil, 30 F.
- LES PEINTRES DU ROI 1648-1793, 18 mars-18 juin, Musée des beaux-arts, 18 place François-Sicard, 37000 Tours, tél. 02 47 05 68 73, tlj sauf mardi 9h-12h45 et 14h-18h. Puis, 30 juin-2 octobre, Musée des Augustins, Toulouse. Catalogue, 360 p., 457 ill., 280 F.
- L’IDÉE DU BEAU, VOYAGE DANS LA ROME DU SEICENTO AVEC GIOVAN PIETRO BELLORI, 26 mars-26 juin, Palais des Expositions, 194 via Nazionale, Rome, tél. 39 06 47 45 903, tlj sauf mardi 10h-21h. Catalogue, De Luca
Une année XVIIe
Longtemps négligé, le XVIIe siècle, trop souvent réduit à la pompe versaillaise, serait-il revenu à la mode ? Pas moins de neuf expositions dans dix musées français offrent cette année un nouveau regard sur l’art du Grand Siècle, nourri des recherches récentes. Sont annoncées plusieurs monographies : Le Sueur à Grenoble, Sébastien Bourdon à Montpellier et Strasbourg, Lubin Baugin à Orléans et Toulouse, Jacques Bellange à Rennes, en attendant Nicolas Tournier en 2001 à Toulouse. Plusieurs musées entendent également mettre en valeur le contenu de leurs collections, comme Orléans qui présentera des tableaux identifiés depuis peu dans ses réserves, ou Valenciennes qui bâtira autour d’œuvres de Rubens et de ses suiveurs une exposition sur les « Peintres baroques des Pays-Bas du Sud ». Enfin, après Turin, Montréal et Washington, la grande rétrospective « Triomphes du Baroque » achèvera son périple international à Marseille, en novembre.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
De Paris à Rome, le classicisme à l’ombre de Nicolas Poussin
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°100 du 3 mars 2000, avec le titre suivant : De Paris à Rome, le classicisme à l’ombre de Nicolas Poussin