Libérés de la toile et des pinceaux, les artistes post-avant-gardes se sont approprié leur corps comme moyen l’expression. Alors, danse ou performance ?
Si l’on entend le terme performance au sens très exact auquel le mot renvoie en anglais, il signifie alors accomplissement. Encore faut-il s’accorder sur le contenu puisque les Anglo-Saxons emploient indistinctement le verbe to perform pour la représentation d’un spectacle, le rôle d’un acteur, l’effort d’un sportif, l’exécution d’une tâche, l’acquittement d’un devoir et bien d’autres situations encore. C’est dire si l’expression est ouverte. S’agissant de l’utiliser dans le langage artistique, il réfère à un accomplissement public en tant qu’œuvre d’art sans autre qualité que d’être pluridisciplinaire, d’exister temporairement, voire de tendre au niveau zéro de l’expression.
L’enseignement du Black Mountain College
Les liens de la danse et de la performance, tels qu’ils se sont développés au cours du XXe siècle, trouvent leur fondement dans les avant-gardes des années 1910, plus particulièrement au sein de mouvements défendant une certaine idée de l’art pour l’art. Si Filippo Marinetti avec son manifeste Le Music-Hall, publié en 1913, est le premier à vouloir instruire un art neuf et éphémère qui en appelle à ce genre, les actions dadaïstes du Cabaret Voltaire à Zurich dès 1916 y participent encore plus précisément. L’image de Sophie Taeuber-Arp dansant avec un masque de Marcel Janco compte parmi les plus mémorables moments de cette époque, au même titre que les prestations de Mary Wigman, d’Emmy Hennings ou de Suzanne Perrottet.
Créé en 1933, près d’Asheville, en Caroline du Nord, le Black Mountain College l’a été en réaction aux écoles d’art traditionnelles. Dans cet esprit, il a opté pour une pédagogie expérimentale basée sur une implication davantage appuyée du travail manuel, voire du corps. Danse et performance y ont bénéficié de nouvelles conditions de développement favorisées au lendemain de la guerre par les recherches de créateurs comme John Cage et Merce Cunningham. Le travail qu’ont réalisé de leur côté Anna Halprin, émule d’Isadora Duncan, et son groupe de Dancers Workshop en introduisant le quotidien dans leur chorégraphie a totalement bouleversé les codes en usage. Le concept de Task, que celle-ci imagine dès 1957 et qui est fondé sur des scènes d’actions ordinaires dansées, comme se nourrir, se laver ou se (dés)habiller, y a grandement contribué.
Dans les années 1960, les relations entre danse et performance connaissent une période particulièrement effervescente. Elle tient à l’influence qu’exercent dans le champ des arts plastiques tant le groupe Fluxus et son mentor Allan Kaprow que le Dance Theater de New York. L’idée d’expression corporelle que défend par ailleurs le Living Theater n’y est pas non plus étrangère. Il domine alors une tendance internationale qui fait du corps en mouvement le vecteur, sinon le sismographe des humeurs de la société contemporaine. À ce titre, Trisha Brown figure parmi les artistes fondateurs de la postmodern dance, investissant des lieux insolites pour lui servir d’espace de représentation tels que galeries, studios, parvis d’institutions, quand ce n’est pas tout simplement la rue ou les toits.
Un dialogue entre plusieurs arts
Les phénomènes croisés du bal populaire, dont Sonia Delaunay s’était faite la papesse au Bullier dans les années 1920, et de la culture clubbing, initiée en son temps par Warhol au cœur du pop art, ont aussi largement contribué à favoriser les relations entre danse et performance. Aujourd’hui encore, on en trouve des échos dans toute une production filmique d’artistes tels que Felix Gonzalez-Torres ou Ange Leccia. L’invitation de Jérôme Bel à poser un regard autre sur l’espace chorégraphique et ce qui s’y joue interroge notre rapport au monde et aux autres dans le contexte d’une réflexion plastique englobant tous les arts. C’est là l’une des conséquences majeures de l’interaction entre danse et performance qu’elle surdétermine chaque fois un territoire propice à l’échange, au passage et à la mixité des genres et des moyens d’expression.
À cet égard, l’œuvre de Jan Fabre est exemplaire. Dans le droit fil des performances de Shiraga et d’Yves Klein, sa pièce Quando l’uomo principale è una donna (2004) est un parfait condensé de son principe de la consilience. Créée pour et avec Lisbeth Gruwez, elle est l’illustration la plus accomplie de son travail sur le corps dès lors qu’il connecte le matériel et le spirituel, le sacré et le profane, l’animal et l’humain. La danse et la performance y sont intimement mêlées dans une sorte de ballet existentiel et rituel qui se joue de toutes les transgressions au service d’une esthétique totalement innovante.
Créée au cours de l’été 1953, la Merce Cunningham Dance Company rassemble toute une population de créateurs qui vont en faire très rapidement un groupe parmi les plus avant-gardistes de l’époque. Si elle comprend notamment des danseurs comme Carolyn Carlson ou Viola Farber, John Cage en est le directeur musical et Robert Rauschenberg le scénographe attitré de 1954 à 1964. « Mon travail a toujours été un processus, disait Cunningham. La fin d’une composition me laisse toujours une idée, même mince, pour la suivante. D’une certaine façon, je ne comprends pas une chorégraphie comme un objet, mais plutôt comme une courte étape sur la route. »
Travailler « dans l’intervalle » de l’art et de la vie
Le créateur en peinture du concept de combine painting, figure tutélaire du pop art américain, ne pouvait que s’entendre avec le chorégraphe. Ses collages et assemblages procèdent d’une méthode de combinaison de thèmes disparates qui vise à une réécriture de l’art pour l’art. C’est dire si l’un et l’autre étaient sur la même longueur d’onde, et la volonté déclarée de Rauschenberg de vouloir travailler « dans l’intervalle entre l’art et de la vie » trouve un écho direct dans l’art du danseur. De Minutiae (1954) à Story (1964), en passant par Suite for Five, Antic Meet, Rune, Crises et quelques autres, les décors, costumes et lumières conçus par Rauschenberg ont contribué à ancrer la compagnie dans l’ordre d’une réflexion esthétique visant à rapprocher les diverses disciplines artistiques, voire le monde scientifique et l’industrie dans le cadre de créations qui se voulaient avant tout fédératrices.
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De la danse à la performance
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Abonnez-vous dès 1 €L’exposition évacue à juste titre les interrelations arts visuels et danse qui se contentent de juxtaposer deux compétences sur le plateau : chorégraphe et plasticien, chacun tenu dans sa fonction. Un académisme parfois brillant. La liste est longue des Isamu Nogushi pour Martha Graham, Robert Rauschenberg pour Merce Cunningham, Sol LeWitt pour Lucinda Childs, et plus près de nous, Claude Lévêque pour Angelin Preljocaj ou Dominique Figarella pour Mathilde Monnier. Au plasticien le décor, au chorégraphe le corps en mouvement, sans que le premier ne vienne nécessairement imprimer l’écriture du second.
Jan Fabre, Christian Rizzo… des figures doubles
La collusion se fait évidemment opérante lorsque le premier et le second ne font qu’un. Et pour l’essentiel, ce sont les plasticiens qui se font chorégraphes. C’est le cas de quelques-unes des figures qui ponctuent et structurent le parcours de « Danser sa vie », parmi lesquelles Jan Fabre ou Trisha Brown. Tino Sehgal ouvre le bal, Christian Rizzo le referme. Ainsi le visiteur est-il cueilli au seuil de l’exposition par un corps au sol, rampant et se tortillant, référant ici à des pièces de Dan Graham, là à des vidéos de Bruce Nauman. Au programme chez Tino Sehgal, formé à la danse, le transfert critique et la résistance à tout objet, médiation, trace de l’œuvre comprise, puisque aucun document ne viendra fétichiser ou fixer l’instant. Ne reste que le live et la transmission orale. Ne reste que la danse”Š? Avec Et pourquoi pas : « bodymakers » « falbalas », « bazaar », etc., etc.”Š? (2001), c’est sur un podium tournant que Christian Rizzo, ancien élève de la Villa Arson, installe cinq danseurs accessoirisés comme autant d’objets plastiques et masqués, privés d’expression mais surinvestis de corps. Corps hybrides travaillés à l’horizon de la sculpture.
Quant à Oskar Schlemmer (1888-1943), héraut du Bauhaus qui occupe le centre de l’exposition, c’est en autodidacte que le jeune artiste se forme à la danse. En dette avec l’illusion du théâtre, en dette avec le contexte ambiant de Gesamtkunstwerk, son époustouflant Ballet triadique (1922) fait des costumes à formes abstraites des générateurs de mouvements. Entre mascarade empruntant au cabaret et synthèse abstraite des corps dans l’espace.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°643 du 1 février 2012, avec le titre suivant : De la danse à la performance