Les XVe et XVIe siècles constituent sans conteste un des fleurons du patrimoine flamand. Musées, monuments et expositions permettent cet été de faire le point sur une période qui, ces dernières années, a bénéficié d’un réel engouement public et d’avancées scientifiques majeures.
En 1994, l’exposition Memling avait marqué le coup d’envoi d’une série de manifestations internationales qui ont largement tiré parti de l’avancement de la recherche scientifique. Si la connaissance de la peinture flamande doit beaucoup à Max Friedländer et Erwin Panofsky, qui restent les deux références de base, les moyens d’investigation modernes ont permis de confirmer bien des hypothèses quant au métier de ces peintres, et d’approfondir la connaissance que l’on avait de leurs œuvres. Au-delà d’une philosophie de la restauration qui s’est constituée progressivement au fil des années cinquante et soixante, les examens de laboratoire pratiqués dès la fin des années quarante par un Paul Coremans ont permis de mieux comprendre la genèse de tableaux aussi importants que L’Agneau mystique – que l’on visitera à Gand dans la cathédrale Saint-Bavon –, la Justice d’Othon de Dirk Bouts, le Portement de Croix de Jérôme Bosch, L’Adoration des Mages, Le Dénombrement de Bethléem et La Chute des Anges rebelles de Pieter Bruegel, La Descende de Croix de Rubens – à voir, ainsi que L’Érection de la Croix, dans la cathédrale d’Anvers – ou, plus récemment, le Triptyque de saint Jean de Memling.
À côté d’une démarche pluridisciplinaire de pointe qui a replacé l’œuvre d’art dans son contexte historique, social, économique et culturel, ces examens scientifiques constituent sans doute la part la plus importante de la recherche contemporaine. En témoignent, par exemple, la parution du Technical Bulletin de la National Gallery de Londres, qui livre régulièrement le fruit de ses investigations technologiques, le corpus des Primitifs flamands en voie d’édition aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique ou la parution, récente, d’un volume d’études dirigé par Susan Foister et Susie Nash, qui renouvelle l’approche de l’œuvre de Robert Campin.
À partir de ces données objectives, l’approche esthétique inaugurée au début du XXe siècle a vu s’ouvrir de nouvelles perspectives qui vont au-delà des seules études iconologiques traditionnelles, telles les recherches de Paul Philippot. Outre l’analyse de l’œuvre elle-même, ce dernier a mené une étude comparative de la peinture flamande et italienne, en ramenant les questions techniques à leurs fondements culturels. Dans ce contexte, l’analyse de la conception de l’espace et la réception de la perspective ont offert un terrain d’expérimentation privilégié.
Bruges-la-(pas si)-morte
Avant l’exposition consacrée à Dirk Bouts qui s’ouvrira à Louvain en septembre et permettra de revenir sur ces aspects technologiques grâce à la restauration du Triptyque de la Dernière Cène, conservé à Louvain, Bruges invite, à partir du 15 août, à revenir sur ce XVIe siècle longtemps réprouvé. Après le succès de la rétrospective Memling, l’idée de poursuivre l’inventaire de la culture brugeoise s’imposait comme une évidence et un défi. L’exposition du Musée royal des Beaux-Arts entend ainsi rompre avec l’image de lent déclin et de mort qu’avait consacrée le XIXe siècle. De Memling à Pourbus, le XVIe siècle brugeois fait preuve d’une vitalité qui puise, précisément, dans une conscience de crise les moyens de son expression et de son originalité.
Le contexte historique et culturel offre une toile de fond à la présentation des œuvres elles-mêmes. À côté de la métropole anversoise, Bruges se révèle à échelle humaine. L’existence y semble paisible, en regard des crises qui traversent ce siècle tourmenté. Capitale intellectuelle acquise à l’humanisme érasmien et à la tolérance, la ville a peut-être puisé dans sa déchéance économique – liée à l’ensablement du Zwin qui a ruiné son activité portuaire et son industrie drapière – les termes d’une nouvelle vision du monde dont l’art sera le vecteur. Car le déclin n’entraîne aucunement la décadence de la vie artistique. Détrônée économiquement par Anvers, Bruges n’en reste pas moins un carrefour commercial et financier qui autorise le maintien d’un haut niveau artistique. Ses artistes demeurent fidèles à ses traditions, qu’incarnent les œuvres de Memling et de Gérard David. La génération des Provoost, Cornelisz, Benson, Isenbrant et autres Maître du Saint-Sang y sera fidèle, tout en assimilant les nouveaux principes de fabrication rationalisée et en s’intégrant dans un marché de plus en plus libre.
Profitant d’une diffusion sans cesse élargie, les artistes brugeois entrent en contact avec les modèles italiens, que ce soit à l’occasion de voyages dans la Péninsule ou de manifestations comme la “Joyeuse entrée de Charles Quint”, programmée en 1515 et 1520, à l’occasion de laquelle l’esthétique italienne est mise à l’honneur. Lanceloot Blondeel et Pieter Pourbus seront les figures de proue de cet italianisme qu’illustre la cheminée du Franc de Bruges, visible aujourd’hui dans le Palais du même nom, dominée en son centre par la figure triomphante de Charles Quint.
Bâtie sur la mémoire du XVe siècle, l’identité brugeoise évolue entre repli sur son modèle idéal et désir de rencontre avec cette Italie d’où a surgi une “autre” Renaissance. Entre “tradition” et “renouveau”, l’art brugeois du XVIe siècle cherche un équilibre qui doit composer avec les conditions économiques et sociales de son temps. L’exposition souligne le dynamisme de la cité dans le domaine des nouvelles techniques. L’industrie du livre est mise au premier plan, avec les recherches typographiques de Colar Mansion, de William Waxton ou de Jan Brito. Cette tradition solidement établie donnera vie à une politique éditoriale ouverte à l’humanisme. Hubrecht de Croock publie les écrits de Vivès, tandis que Hubertus Goltzius édite des ouvrages relatifs à l’histoire grecque et romaine ainsi que des textes d’humanistes et de juristes. Parallèle à l’édition, la gravure se développe avec des artistes comme Marcus Gheeraerts et Johannes Stradanus, tandis que la cartographie connaît un essor décisif avec Blondeel, Pourbus et Gheeraerts – qui sera l’auteur, en 1562, de la carte de Bruges. À cette “modernité” répond toujours l’ancrage dans la tradition, avec les manuscrits somptueux que Simon Bening réalise jusqu’en 1550.
L’accueil et l’assimilation des principes de la Renaissance italienne sont au centre du débat. En cette période de crise, mais aussi d’ostentation, les Stradanus et autres Pourbus connaîtront dans la seconde moitié du siècle un succès international qui les amènera à quitter Bruges pour s’installer à Londres, Florence ou Munich. Cette peinture brugeoise, métamorphosée au contact du Maniérisme, se découvre européenne sans avoir le sentiment d’avoir pour autant rompu avec cette tradition, dont les Musées Groeninge et Memling offrent quelques-uns des plus beaux joyaux.
Le triomphe d’Anvers
Cette difficile relation à la “tradition” et au “renouveau” constitue, dans la culture troublée du Maniérisme, une des questions fondamentales. À Bruges succède Anvers. Avec la dynastie des Bruegel, le Musée des beaux-arts brosse le panorama d’un siècle de peinture dans la métropole scaldienne. Dès 1584, Pieter Breughel le Jeune, surnommé Bruegel d’Enfer, poursuit son œuvre en répétant la plupart du temps les motifs de son père, qu’il reprend en de nombreuses versions. Le visiteur retrouvera ainsi quelques-uns des thèmes bruegeliens les plus célèbres, comme L’Adoration des Mages, La Danse de la mariée ou Le Portement de Croix . La série des Proverbes flamands offre un des moments les plus colorés de la visite, avec sa prise au pied de la lettre de ces adages populaires que l’on retrouvera, dans la version du père, aux côtés de la Dulle Griet au Musée Mayer van den Bergh. À ces visions faussement populaires qui évoluent entre représentation et charge, Jan Brueghel l’Ancien, surnommé Bruegel de Velours, Bruegel de Paradis ou encore Bruegel des Fleurs, obéit davantage aux préoccupations esthétiques de son temps. Après son apprentissage chez Pieter Goetkind, il entreprend le voyage d’Italie où il bénéficie de la protection du cardinal Colonna. Après Naples et Rome, il séjourne à Milan (1595-1596) et se lie au cardinal Federico Borromeo, avec lequel il entretiendra jusqu’en 1624 une passionnante correspondance. L’expérience italienne lui ouvre de nouveaux horizons, illustrés dans l’exposition par ces petits paysages au sfumato typique ou ces animaux exotiques que l’artiste entend désormais étudier pour mieux les représenter.
Personnage influent, Jan Brueghel l’Ancien deviendra peintre de la cour des archiducs Albert et Isabelle. Sa carrière l’apparente à un Pierre-Paul Rubens, avec lequel il se liera d’amitié. Comme lui, Jan Brueghel se voit confier des missions à Prague et en Hollande. Son atelier, réputé pour ses paysages, ses compositions allégoriques et ses peintures de fleurs, accueille des visiteurs de marque et honore des commandes venues de l’Europe entière.
Les riches collections du Musée royal des Beaux-Arts invitent à poursuivre l’exploration du XVIe siècle anversois. À l’étage, la salle Rubens permet de tracer des parallèles avec l’œuvre de Jan Brueghel, dont on trouvera au musée d’autres travaux. L’évolution de Rubens y est retracée par une suite d’œuvres essentielles, qui vont d’un classicisme italianisant aux envolées d’un baroque expressif, sinon expressionniste, en passant par le très réaliste Christ à la paille. De la Venus frigida, inspirée du marbre du Vatican, à L’Adoration des Mages peinte en 1624, tout le génie de Rubens se déploie pour imposer la spécificité de l’École anversoise. Celle-ci est bien représentée avec un ensemble important de Jordaens, Snyders et Van Dyck, dont le musée présentera l’année prochaine la rétrospective, organisée conjointement avec la National Gallery de Londres.
Aux œuvres ici conservées répond la magie des lieux qui font l’attrait d’Anvers. La cathédrale constitue un détour obligé pour ses Rubens. L’église Saint-Charles-Borromée avec sa façade baroque et, non loin de là, la Rubenshuis complètent le périple. Si Rubens, avec l’aide de Van Dyck, a peint les plafonds de la première – détruits par un incendie en 1718 –, il a transformé la seconde en un véritable palais, avec son atelier théâtralisé et son jardin récemment restauré.
De Bruges à Anvers, la peinture flamande s’anime au siècle du Maniérisme. Entre fidélité à la tradition des Primitifs et enthousiasme pour l’Italianisme, la peinture se métamorphose. De Memling à Rubens, le geste matiéré qui l’emporte fonde une nouvelle tradition dont le XIXe siècle se revendiquera. Les musées d’Anvers, de Gand ou d’Ostende en témoignent, avec des artistes comme Ensor – dont la rétrospective se tiendra aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à partir de septembre 1999 – ou Permeke, qui ont érigé jusqu’au cœur du XXe siècle ce lyrisme de la matière en générosité flamande.
PIETER BREUGHEL LE JEUNE ET JAN BRUEGHEL L’ANCIEN. UNE FAMILLE DE PEINTRES FLAMANDS VERS 1600, jusqu’au 26 juillet, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten (Musée royal des Beaux-Arts), Plaatsnijderstraat 2, Anvers, tél. 32 3 238 78 09.
Museum Mayer van den Bergh, 19 Lange Gasthuisstraat, Anvers, tél. 32 3 232 42 37.
Rubenshuis, 9-11 Wapper, Anvers, tél. 32 3 232 47 47.
DE MEMLING À POURBUS. BRUGES AU XVIe SIÈCLE, 15 août-6 décembre, Memlingmuseum, Oud-Sint-Janshospitaal, Bruges, tél. 32 50 44 66 44.
Groeningemuseum, 12 Drijver, Bruges, tél. 32 50 44 87 11.
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De Bruges à Anvers, les fleurons de la peinture flamande
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Abonnez-vous dès 1 €Max Friedländer, De Van Eyck à Breughel, Les Primitifs flamands, Brionne, Gérard Montfort, 1985.
Edwin Panofsky, Les Primitifs flamands, Paris, Hazan, collection «35/37», 1992.
Paul Philippot, La peinture dans les anciens Pays-Bas, Paris, Flammarion, collection “Idées et Recherches�?, 1994.
R. Van Schoute et B. de Patoul, Les Primitifs flamands et leur temps, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1994.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°64 du 8 juillet 1998, avec le titre suivant : De Bruges à Anvers, les fleurons de la peinture flamande