Art contemporain

D’après le concert champêtre d’Eugène Leroy

Par Amélie Adamo · L'ŒIL

Le 23 mai 2022 - 1131 mots

PARIS

Inscrite au générique de la rétrospective de l’artiste au Musée d’art moderne de Paris, cette peinture révèle la manière de travailler du peintre qui revenait inlassablement aux maîtres anciens.

D’après le Concert champêtre est une huile sur toile réalisée par Eugène Leroy en 1990-1992. Elle est la relecture par le peintre de la célèbre œuvre de Titien conservée au Louvre, dont Eugène Leroy a réalisé cinq versions. Bien que fidèle au Nord et à sa maison-atelier de Wasquehal, où il s’installe en 1958, Eugène Leroy a fréquemment voyagé en Europe, aux États-Unis, en Russie. Érudit, il visite au cours de ces voyages de nombreuses collections muséales. Depuis sa révélation à l’âge de 15 ans devant l’œuvre de Rembrandt, il n’a cessé de regarder, d’étudier l’œuvre des grands maîtres qui l’impressionnent et auxquels il cherche à confronter sa peinture : Giorgione, Van der Goes, Rembrandt, Velázquez, Manet et Titien, bien sûr. Eugène Leroy revisite ainsi en libres variations l’œuvre des maîtres et revient tout au long de sa vie à des sujets classiques et traditionnels, tels que les nus, les autoportraits, les natures mortes, les paysages et les marines. Cette manière de travailler, non linéaire et volontairement anachronique, mène l’artiste à revenir inlassablement sur ses sujets, étirant le temps d’élaboration d’un tableau parfois sur plusieurs décennies.

La peinture comme image

C’est cette complexité du processus de création que rend parfaitement visible la rétrospective consacrée à Eugène Leroy au Musée national d’art moderne, dont le parcours se veut thématique, nous plongeant dans le corps d’une recherche qui s’étend des années 1930 aux années 1990. Cette recherche nous révèle le projet d’Eugène Leroy : « Je ne fais pas de toile, je fais de la peinture. » Ce qui signifie épuiser le sujet, jusqu’à sa quasi-disparition, pour mieux révéler la peinture, comme univers à part, comme monde autonome ayant sa réalité, ses règles, son langage. Ce qui rend l’œuvre d’Eugène Leroy décisive pour la peinture du XXe siècle, c’est bien cette lutte entre la peinture et l’image. Bien que profondément ancrée dans le réel, la peinture ne cherche pas la lisibilité de l’image. Pour Eugène Leroy, la peinture cherche à capter une vérité de perception physique et intérieure, qui rassemble tous les sens : une manière d’« entrer lentement dans les choses » plutôt que d’en reproduire les apparences.

COULEUR

Présente en plein milieu de l’œuvre, une tache rouge. C’est elle qui attire très clairement le regard, avec, de part et d’autre, deux tâches plus claires. Il y a là, par cette palette, une manière très libre de faire remonter à la mémoire le souvenir du tableau de Titien. Tableau dans lequel figurent, aux côtés de deux jeunes femmes largement dénudées, deux jeunes hommes dont l’un, au centre, jouant du luth, est vêtu d’un costume rouge à manches bouffantes. Comme dans les quatre autres variations sur ce thème, si l’on devine le modèle utilisé, il ne s’agit clairement pas pour Eugène Leroy d’une reproduction ou d’une imitation mais bien d’une réinvention. Avant de deviner le sujet qui a inspiré l’artiste, ce que l’on voit, c’est avant tout la peinture d’Eugène Leroy. Amas de rouges, de blancs, de jaunes, de verts, de bruns ou de noir, ce que le spectateur capte, physiquement, c’est l’épaisseur d’une accumulation de strates, de couches de couleur. Une couleur parfaitement autonome dont la vie propre n’est pas au service de l’image ni d’une description mimétique.

ÉROTIQUE

Le thème du nu est récurrent dans la peinture d’Eugène Leroy. Ici, D’après le Concert champêtre, dont la version classique de Titien, allégorie de la Poésie, représente deux femmes dénudées à la beauté idéale. Mais aussi dans de nombreuses autres interprétations d’œuvres classiques où le nu prédomine : Vénus au miroir, Vénus endormie, Adam et Ève, Trois Grâces… La question du nu pose la question du modèle. Très souvent chez Eugène Leroy, le rapport à l’art se télescope avec une observation du modèle réel : il s’agit de peindre, à l’atelier, d’après des modèles réels, puis de les inscrire dans une composition inspirée des maîtres anciens. Des modèles à qui l’artiste demande d’ailleurs souvent de bouger, de chanter, de se mouvoir. Cette présence physique, sensuelle et érotique est essentielle pour Eugène Leroy. Elle s’incarne dans sa peinture, dans le sujet, comme dans Adam et Ève où les deux nus se touchent, mais d’abord et surtout dans le travail de la matière, comme c’est le cas dans les variations du Concert et les nombreuses Vénus qu’Eugène Leroy décline en diverses couleurs.

PAYSAGE-MATIÈRE

Ici, le paysage est traité d’une façon très différente du paysage vallonné peint par Titien. Pas de construction perspectiviste classique, pas d’éléments figuratifs qui viennent suggérer le thème pastoral de l’Arcadie, pays légendaire où les bergers vivent en harmonie avec la nature. Quand on regarde le tableau de Leroy, une évidence s’impose : ce n’est pas le sujet qui prédomine mais bien la peinture, dans sa matérialité. Nus et paysages s’incarnent dans un même corps de matière. Tout comme dans l’œuvre de Cézanne, qu’Eugène Leroy a beaucoup regardé, c’est une même touche qui couvre entièrement la surface, peu importe le sujet qu’il traite. Chez Eugène Leroy, il est difficile de déceler au premier regard le motif peint, parce que toute la surface est traitée de la même manière. Sa peinture est une accumulation de couches, une sédimentation de matière. Cette recherche, Eugène Leroy l’exprime ainsi : « Tout ce que j’ai jamais essayé en peinture, c’est d’arriver à cela, à une espèce d’absence presque, pour que la peinture soit totalement elle-même. »

LUMIÈRE SOURDE

Peintre de la lumière, comme le furent les grands maîtres du Nord (Rembrandt et Van der Goes) qu’il a beaucoup regardés, Eugène Leroy cherche à capter une « lumière du fond » et multiplie les expérimentations avec ses modèles. À l’atelier, il utilise plusieurs sources lumineuses, joue des effets de contre-jour et de la diffraction d’une lumière indirecte par l’utilisation d’un miroir patiné. Eugène Leroy cherchait à obtenir une vision du modèle éclairé par tous les côtés : le modèle semble alors comme auréolé, éclairé par derrière. Parfois, la lumière est plus sourde. Dans D’après le Concert champêtre, elle semble surgir de l’intérieur. Au sujet de cette recherche, Eugène Leroy évoque un souvenir : l’importance d’un voyage à Moscou en 1976, au cours duquel il raconte avoir eu une révélation devant une icône peinte sur feuille d’or. L’artiste est fasciné par la façon dont, avec la patine du temps, l’icône avait perdu de son éclat pour une luminosité plus sourde qui semblait émaner de l’intérieur de l’objet.

 

1910
Eugène Leroy naît le 8 août 1910 à Tourcoing
1935
Accepte un poste d’enseignant au collège de Roubaix. Peint pendant les vacances
1952
Voyage en Italie et en Allemagne
1957
Reçoit le prix Émile-Othon Friesz
1988
Rétrospective à Eindhoven et à Paris
2000
Décède en mai à Wasquehal
« Eugène Leroy, peindre »,
jusqu’au 28 août 2022. Musée d’art moderne, 11, avenue du Président-Wilson, Paris-16e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, le jeudi jusqu’au 21 h 30. Tarifs : 12 et 10 €. Commissaires : Julia Garimorth, assistée de Sylvie Moreau-Soteras. www.mam.paris.fr
« Eugène Leroy, À contre-jour »,
jusqu’au 2 octobre 2022. MUba Eugène Leroy, 2, rue Paul Doumer, Tourcoing (59). Tous les jours, sauf le mardi, de 13 h à 18 h. Tarifs : 5,50 et 3 €. Commissaires : Germain Hirselj, Mélanie Lerat et Christelle Manfredi. www.muba-tourcoing.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°755 du 1 juin 2022, avec le titre suivant : D’après le concert champêtre d’Eugène Leroy

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