PARIS
La belle rétrospective que lui consacre le Musée d’art moderne de Paris met en évidence le lien particulier que le peintre du Nord entretient avec la lumière.
Dans la peinture, la vision règne sans partage et rien ne doit distraire le regard du spectateur de l’essentiel : sa capacité miraculeuse à traduire sur une surface plane le creux et le relief. Le travail artistique est pratiquement une opération de purification, dont l’emblème est le miroir. La matière picturale peut se montrer, mais sa présence doit rester discrète. Ainsi, la bonne matière est surtout celle qui sait disparaître quand la juste distance s’établit entre le spectateur et l’œuvre. Chez Eugène Leroy (1910-2000) en revanche, la matière est brute, non élaborée et non figurative, tout en contenant déjà dans son épaisseur certaines inscriptions d’origine, aux confins de l’organique, du corporel et du psychique. Ses images sont enchâssées dans une masse de peinture, à l’exemple d’un bas-relief. Les variations se situent dans le degré d’épaisseur du matériau choisi, dans les tonalités sombres ou lumineuses, dans la présence plus ou moins appuyée du contour qui laisse encore deviner un détail anatomique ou un coin de nature. Leroy aurait pu reprendre l’affirmation d’André Masson : « Je ne suis pas en train de faire de la peinture, je suis dans la peinture ». (A. M., Le plaisir de peindre, La Diane française, 1950)
Face à ces « représentations » oscillantes, le parti pris thématique de la commissaire de l’exposition du Musée d’art moderne de Paris, Julia Garimorth – assistée de Sylvie Moreau-Soteras –, était risqué. Miraculeusement toutefois, et c’est toute la force de l’œuvre de Leroy, le regard attentif qui se pose sur ces tableaux voit apparaître dans cette accumulation de traits et d’enchevêtrements de stries, tantôt un paysage, tantôt un corps humain ou un visage.
Figures d’abord. Figures de nus ou figures inspirées souvent par les travaux des maîtres anciens. En premier lieu la Femme au bain, d’après Rembrandt (1935), encore proche de son origine (la Femme se baignant dans une rivière de Rembrandt) mais déjà si éloignée.
Puis, des figures de défiguration, indissociables de la matière qui les engloutit, du Concert champêtre de Giorgione, cette toile fétiche pour Leroy dont sont présentées ici cinq versions (1990-1992). Aucune ressemblance et pourtant, le schéma qui reprend celui du maître italien – deux femmes et un musicien vêtu de rouge – permet un saut par-delà les siècles. On peut retrouver la même approche avec Les Trois Grâces (1990), une autre occasion de traiter le nu féminin.
Ailleurs, un thème plus étonnant, les fleurs. Les historiens de l’art le savent. En dépit de leur apparence innocente, les fleurs sont le sujet de tous les dangers. Par leurs formes variées, leurs couleurs chatoyantes, elles ont une fâcheuse tendance à verser dans le kitsch. Si Leroy déjoue ce piège, c’est que ses fleurs échappent à leur condition d’origine. Refusant tout détail, ces taches de rouge qui illuminent la matière ne s’adressent pas à l’odorat et rappellent que chaque transposition artistique est avant tout une transplantation (La Fleur rouge, 1995).
Ailleurs encore, dans une section nommée « Le contre-jour », ce sont des paysages et plus particulièrement des arbres, exposés ici dans une salle baignée de lumière naturelle. Le catalogue décrit l’atelier de l’artiste à Wasquehal (Nord) où ce dernier crée une lumière de contre-jour en faisant percer dans le toit une verrière au nord et une fenêtre au sud. Le motif est ainsi éclairé de manière frontale mais aussi par-derrière. Et Leroy d’expliquer : « [La matière] n’existe pas si elle n’est pas imprégnée de lumière ! Je voudrais vraiment faire un tableau qui ait sa propre lumière sourde à lui. » De fait, avec la magnifique série de marines, les couches de peinture, légèrement moins épaisses que d’habitude, semblent se transformer en une lumière froide et mystérieuse (Marine bleue, 1958). Accrochées, comme l’ensemble des travaux, avec un remarquable soin, ces marines forment une ligne d’horizon parfaite.
Mais c’est probablement avec les visages que Leroy exprime le mieux son processus créatif. Visages, autoportraits ou, comme les nomme l’artiste, « têtes ». Ces faces semblent émerger du fond comme une confrontation entre l’informe et la forme en devenir, entre la ligne et la masse, comme un témoignage direct du processus de création. Ou encore de disparition , de destruction. Le malaxage aboutit à des formes naissantes qui renvoient à l’idée des origines, de l’archétype, du visage « primitif » dans sa forme matricielle (Autoportrait, 1968-1970 ; Visage Fleur, 1992).
On peut interpréter ce traitement comme un symptôme de la modernité qui privilégie les effets de matière, qui fait passer la peinture avant l’image. Mais on peut y voir aussi une façon d’obstruer définitivement toute tentation d’attribuer à la figure humaine une expression précise et codifiée, de couper court à tout jeu psychologique, bref un dernier effort pour abolir le cliché du visage comme « miroir de l’âme ».
Le parcours s’achève sur une quinzaine de dessins – des arbres, des nus, des crânes (Nu, 1961). Des figures d’inachèvement qui émergent, un va-et-vient de traits qui ne cernent rien, qui ne précisent rien, tout en faisant surgir une forme de ressemblance résiduelle qui n’a pas renoncé définitivement à un rapport, aussi ténu soit-il, avec le réel.
Leroy dans l’histoire de l’art du XXe au XXIe siècle
Tourcoing. Le Muba-Eugène Leroy qui, grâce à la donation de la famille Leroy (2009), possède une très importante collection de l’artiste natif de Tourcoing, lui consacre une exposition en parallèle de la rétrospective parisienne. Ici est mis en scène le « réseau d’artistes, de galeristes, de conservateurs de musée et de collectionneurs » avec lesquels Eugène Leroy a échangé dans les années 1960. Articulé en deux parties, le parcours est d’abord thématique – la figure humaine, le paysage et le fantastique – avant de proposer les travaux d’une quinzaine de plasticiens contemporains que questionnent les œuvres de Leroy de la série des « Saisons » (1993-1994). Ainsi, sculptures, peintures, œuvres textiles, installations, photographies et vidéos de Claire Chesnier et de Gloria Friedmann, de Bernard Moninot et de Sarkis ou encore de Bernard Plossu offrent des échos à l’œuvre prolifique de l’artiste du Nord. Une belle manière d’inscrire ce créateur, trop souvent présenté comme isolé, dans le récit de l’histoire de l’art.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°589 du 13 mai 2022, avec le titre suivant : L’entrée en matière d’Eugène Leroy