Le Musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam propose de se plonger dans l’univers créatif de l’un des artistes les plus emblématiques du XXe siècle.
ROTTERDAM - La moustache effilée, le regard dément, le ton théâtral…, la vision que l’on a de Dalí (1904-1989) tourne parfois à la caricature, même à l’issue de cette année 2004, qui a été celle du centenaire de sa naissance. Après plusieurs haltes à Barcelone, à Madrid et en Floride, l’exposition « Tout Dalí » présentée au Museum Boijmans Van Beuningen vient heureusement remettre en perspective la créativité insolente du surréaliste catalan. La célébrité du personnage dépassant celle de son art, Jaap Guldemond, commissaire en chef d’Art moderne du Boijmans, évite l’écueil de la rétrospective et revient sur la fascination de Dalí pour la culture pop et son ambition d’infiltrer tous les médias : cinéma, mode, photographie, design ou publicité.
Dès l’entrée du musée, l’esprit est à la fête : doté d’une enseigne clignotante digne de Las Vegas, un énorme comptoir en forme de champignon occupe un espace d’accès à l’institution elle-même entièrement repeint en rose. À l’intérieur, la scénographie met l’accent sur la diversité de la production de l’artiste. Plus de 400 œuvres sont présentées dans un vaste espace sans séparation. Pas une cimaise à l’horizon. L’esprit dalínien s’impose en fil rouge et instaure le dialogue entre les médias. Rares sont en effet les domaines qui ont échappé à la Dalí’s touch. Contrairement à un Picasso sans cesse occupé à renouveler son art, le Catalan s’amuse à décliner son univers à toutes les sauces. Il apporte une touche onirique aux costumes et aux décors de Don Juan Tenorio (1950), explore les possibilités de la photographie, grâce à Philippe Halsman, et crée des images improbables comme le Nu avec pop-corn (1948) ou Dalí et le Crâne (1951). Il imagine des tissus, des flacons de parfums, un chapeau-chaussure avec Elsa Schiaparelli, des bouteilles d’apéritifs… Il joue dans des films publicitaires, rédige Dalí News, se met en vitrine ad libidum. Dans Chaos et Création (1960), l’une des premières vidéos d’artistes connues, il se régale à mettre en scène la rivalité légendaire entre le surréalisme (purement subjectif) et le modernisme (à l’idéal collectif) : se pavanant dans l’atelier reconstitué de Piet Mondrian (décédé en seize ans avant, le peintre abstrait est incarné par un acteur), Dalí proclame haut et fort : « Piet ! Niet ! Dalí ! Si ! »
Les collaborations cinématographiques sont bien sûr en bonne place. Un chien andalou (1928) et L’Âge d’or (1930), écrits avec Luis Buñuel, tournent en boucle, tandis que Gregory Peck projeté sur écran géant tente tant bien que mal de faire oublier l’absence des larges décors de La Maison du docteur Edwards présentés au Centre Pompidou, à Paris, en 2001, dans « Hitchcock et l’art ». Mais ce sont les anecdotes qui attirent l’attention, comme le Giraffe Project, projet inabouti avec les Marx Brothers. L’admiration vouée par Dalí à Harpo, mélomane muet du trio, était telle qu’il lui offrit une harpe dotée de fils barbelés retenus par des petites cuillers. Autre curiosité présentée en exclusivité, Destino, le dessin animé esquissé par Dalí à la demande de Walt Disney en 1941. Les studios hollywoodiens ont repris le projet abandonné en 1946 pour en livrer leur version finale en 2002. Le résultat est une alliance discutable de l’univers pictural de Dalí (désert, cyprès, jeune femme à la corde à sauter…), l’animation fluide de Disney et la technique numérique contemporaine. En dépit de moments savoureux (une armée de cyclistes ressemblant à Sigmund Freud fourmillant dans le paysage), il est impossible de savoir si l’artiste aurait approuvé cette héroïne un peu mièvre aux faux airs de Pocahontas. Plus loin, quelques tableaux bien choisis viennent heureusement nous rappeler son talent de peintre : Bal onirique (1934), où une femme nue a pour pieds des escargots et pour tête un landau, et le célèbre Madone à vitesse maximum (1954), inspiré de Raphaël.
Que Dalí ait fourvoyé son talent en cédant à sa fièvre de médiatisation est presque devenu une banalité. Mais sa relation avec les médias se résume souvent à un échange de bons procédés. Selon Jaap Guldemond, Dalí était plus fasciné qu’admiratif face à la culture pop.
« Avida Dollars »
Ayant très vite compris l’influence des médias, il ne manquait jamais une occasion de « dalíniser » le monde. Le commissaire rappelle les nombreuses commandes commerciales qui ont fait imaginer à André Breton une anagramme cynique (Salvador Dalí : « Avida Dollars ») et précise combien le client était habituellement floué tant Dalí imposait ses conditions. Décédé en 1989, Dalí n’aura pas connu la révolution numérique. Qui sait quel site Internet, quelle chaîne câblée il aurait inventé ? Alors que son œuvre est entachée de nombreux problèmes d’authenticité, « Tout Dalí » redonne à l’artiste sa dimension de véritable créateur atypique. Une ambivalence artistico-commerciale que résume Estrella de Diego dans le catalogue : « Encore plus que Warhol, Dalí s’est transformé en objet de consommation : il était son propre ready-made. »
Jusqu’au 12 juin, Museum Boijmans Van Beuningen, Museumpark 18-20, Rotterdam, tél. 31 71 5241 547, www.boijmans.nl, tlj sauf lundi 11h-18h, ouvert les lundis de Pâques et de la Pentecôte mais fermé le 30 avril. Catalogue en anglais publié par le musée, 544 p., ill. couleurs, 29,50 euros, ISBN 9-05662-449-0
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Dalí in extenso
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°212 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Dalí in extenso