Zurich célèbre la naissance, il y a cent ans, de Dada chez elle, au Cabaret Voltaire, par une série d’expositions et d’événements qui courent tout au long de 2016. Si le mouvement est apparu en Suisse, son ADN dépasse toutefois les frontières de la Confédération, certains voyant en Dada un phénomène apatride.
Quelle nationalité pourrait bien avoir Dada ? Des avant-gardes du début du XXe siècle, il s’agit de la plus incontrôlable et, bien sûr, de la plus difficile à river à un territoire. Si le futurisme est indiscutablement italien avant d’être un mouvement international, si le Bauhaus est sans nul doute allemand, et le surréalisme assurément français, quid de Dada ? Suisse ? Vraiment ? La Confédération retirait récemment le billet de cinquante francs qui arborait le visage de Sophie Taeuber-Arp, coïncidence fâcheuse et signe peut-être que Dada n’est pas une fierté nationale. Zurichois plus probablement puisque la municipalité fut son berceau agité le 5 février 1916, et que la plupart de ses membres y resteront jusqu’à la signature de l’armistice. La ville fête donc légitimement, et en grande pompe avec de nombreux événements, ce centenaire, heureuse d’assumer – et de retrouver – l’esprit libertaire célébré par un groupe d’artistes expatriés durant la Première Guerre mondiale.
Zurich a d’ailleurs un esprit bien distinct de Berne, Bâle ou encore Genève, puisque la cité prospère penche à gauche. « Du fait de sa neutralité politique, la Suisse – et Zurich en particulier – attire pendant la guerre toutes les personnes qui veulent échapper au conflit. Les iconoclastes de tout poil y trouvent donc refuge : les pacifistes, les déserteurs, les dissidents politiques et les intellectuels en tout genre, les exilés russes bolcheviks (Vladimir Lénine et Grigori Zinoviev) ou anarchistes (Mikhaïl Bakounine), ainsi que les espions et les profiteurs de guerre », précisait Leah Dickerman dans le catalogue Dada paru en 2005 pour l’exposition du Centre Pompidou. Et l’actuel patron du Cabaret Voltaire d’ajouter à nos confrères du quotidien Le Temps : « La sécurité et la tranquillité de Zurich ont favorisé l’émergence d’artistes. » Tristan Tzara et les frères Marcel et Georges Janco sont roumains. Hugo Ball, Richard Huelsenbeck, Hans Richter sont allemands. Jean Arp est alsacien, fuyant l’enrôlement germanique, il s’est vu rejeté par Paris, soupçonné d’espionnage. Tous trouvent en Zurich un lieu propice qui reste aujourd’hui un phare artistique.
C’est au Cabaret Voltaire que la célébration est la plus tapageuse : pendant cent soixante-cinq jours, et ce jusqu’au 18 juillet, chacun des membres du groupe se verra célébrer, des artistes contemporains étant aussi invités à traduire l’influence de Dada (Pilar Albarracín et Nedko Solakov notamment). Durant tout le mois de juin, différents établissements culturels de la ville mêleront théâtre, art et musique dans le cadre du Zurich Festival. La Kunsthaus, après avoir traversé le printemps avec une reconstitution du Dadaglobe, encyclopédie de Tzara entreprise en 1921, offre ensuite ses salles à Francis Picabia pendant que le Musée Rietberg expose « Dada Afrika », projet qui juxtapose le mouvement à ses influences africaines, océaniennes et américaines. Dada se conjugue au féminin aussi avec « Dada anders » à la Haus Konstruktiv, mettant en avant les corpus de Sophie Taeuber-Arp, Hannah Höch et Elsa von Freytag-Loringhoven. Décidément, l’anniversaire n’est pas banal, à la mesure de cette comète désintégrée par le surréalisme en 1924.
Transgresser, inventer, pendant que d’autres meurent
Pour autant, le mouvement est-il suisse ? Sophie Taeuber était la seule Helvète parmi les membres fondateurs. Aurait-il pu naître ailleurs et de la même façon ? Peu probable, la Suisse constitua un refuge unique pour bien des artistes refusant la conscription ; une île au milieu du chaos alentour, un mirage feutré où les Hugo Ball, Emmy Hennings, Tristan Tzara, Marcel Janco, Richard Huelsenbeck, Jean Arp et Sophie Taeuber ont détonné. Parce que la ville tolère bien plus la joute politique que le désordre moral, les artistes s’expriment haut et fort, à condition de rester entre les murs de ce café annexé au 1, Spiegelgasse, dans Niederdorf, quartier où s’encanailler avec une faune interlope. La police y maraude, soucieuse de maintenir l’ordre. « Si pendant la guerre, beaucoup de villes allemandes cherchent à juguler l’opposition politique en limitant la liberté d’expression, les Suisses se préoccupent plutôt de maintenir la morale », selon Dickerman. Mais dans ce bar rebaptisé par Hugo Ball le Cabaret Voltaire, en hommage au philosophe réfugié en Suisse, profondément antireligieux, les murs grondent de colère et d’extravagance cathartique. En six mois à peine, jusqu’à sa fermeture en juillet 1916, les spectacles, lectures, performances, s’enchaînent à un rythme effréné, mélangent tous azimuts les références depuis les rythmes africains jusqu’aux danses apaches. Transgresser, inventer en permanence, ne rien organiser, ritualiser pour un soir, tels sont quelques-uns des préceptes de ce mouvement hirsute qui répond à l’ignominie de la guerre par l’absurde. Que faire d’autre lorsque quelque sept cent mille hommes meurent pendant les dix mois que dure la bataille de Verdun ?
Le courroux se mêle au dégoût à mesure que les nouvelles arrivent du front, les témoins affluent dans la commune de deux cent trente mille âmes, devenue malgré elle ville-monde, épargnée par la sauvagerie, avec une prospérité et un calme qui laissent incrédule. Les artistes transgressent à tout va, mélangent les genres, les médiums. Même lorsque le propriétaire du Café Meierei jette l’éponge en juillet, le groupe baptisé Dada depuis mai 2016 retombe vite sur ses pattes. C’est l’établissement plus chic du collectionneur et pédagogue Han Coray qui va servir de lieu de diffusion aux œuvres à partir de janvier 1917, et un espace situé au-dessus de la galerie qui accueillera des performances moins fréquentes mais tout aussi hors gabarit. Le public s’embourgeoise, il peut payer le prix élevé requis pour les spectacles et productions déjantées de la galerie Dada à partir de mars 1917. Le quartier n’est plus le même, Paradeplatz est en plein centre-ville ; la clientèle de la galerie Corray non plus, aisée, curieuse. Dada devient fréquentable même s’il reste isolé, déplacé, bravache.
Les expositions rassemblent les productions dadaïstes de spécimens extra-européens dans des tête-à-tête troublants, ainsi que le rappelle actuellement le Musée Rietberg. La danse devient un des médiums de prédilection, Sophie Taeuber y excelle, vêtue de costumes qui abstraient le corps tout en convoquant les référents non occidentaux. La transgression reste la norme tout comme l’état de transe dans laquelle plongent les artistes au fil des performances. À la galerie Dada se joint bientôt une revue éponyme qui représente le moyen de diffuser les idées du groupe bien au-delà de la Suisse. Picabia, attiré par ce tintamarre désormais disponible partout, visitera le groupe en 1918 alors qu’il se fait soigner dans le pays. Il se reconnaîtra dans l’esprit qui règne encore à Zurich même s’il ne reste plus grand monde à part Tristan Tzara et Hans Richter qui seront les derniers à quitter la ville.
Zurich, au centre du rayonnement MONDIAL de Dada
La dissémination virale de Dada a été initiée par Tzara ; elle est à l’origine de tensions avec Ball dès la parution du numéro unique du Cabaret Voltaire en mai 1916. Son talent n’était donc pas uniquement littéraire mais aussi organisationnel et marketing avant l’heure. C’est lui qui a compris le potentiel de label du nom dada bien que la paternité du patronyme revienne à Ball. Que le mot « dada » soit une coquille ouverte à toutes les interprétations, un mot transculturel, aisément prononçable et mémorisable quelle que soit la nationalité, était un coup de génie. La révolution Dada était dès lors en marche. Les artistes affluèrent vers Zurich pour voir le phénomène, y participer brièvement. Les expositions regroupaient des artistes de différents mouvements dans une fraternité artistique désireuse d’abattre les conventions.
Tzara comprit aussi très vite que l’histoire s’écrivait en temps réel. L’anthologie Dadaglobe qu’a réussi à rassembler la Kunsthaus de Zurich à partir du travail d’Adrian Studhalter était un projet que l’écrivain lança en 1921, adressé à quelque cinquante artistes agissant dans le mouvement. Quarante ont été retrouvés ainsi que leur contribution éditoriale, publiée dans le catalogue de l’exposition commémorative. L’écrivain avait le sens de l’histoire, pressentant peut-être qu’il fallait faire la synthèse de tous ces Dadas (Berlin, New York, Barcelone, Hanovre, etc.) nés de cette souche zurichoise et trouver peut-être une cohérence à cet éclectisme qui a vu par la suite cohabiter Duchamp, Schwitters, Richter, Ernst, Breton avec les membres « suisses ».
Pas un historien ne se risquerait à définir une nationalité à Dada, d’ailleurs le droit du sol n’existe pas dans la Confédération. Pour être naturalisé, il faut avoir résidé au moins douze ans sur le territoire et être accoutumé aux usages du pays. Dada y est né mais délaisse son berceau trois ans à peine après ses débuts. Son ADN est fondamentalement apatride, le mouvement est enfant de la guerre, impossible de lui reconnaître une mère patrie, ce serait un contresens. Mais il faut reconnaître à la ville de Zurich d’avoir toléré ces libres penseurs, leurs colères indignées, leur rage profonde. Arp dira : « Les gens qui n’ont pas participé directement à la terrible folie de la Première Guerre mondiale agissaient comme s’ils étaient incapables de comprendre ce qui se passait autour d’eux. Comme des moutons perdus, ils regardaient le monde avec des yeux vitreux. Dada a cherché à secouer les hommes pour les faire sortir de leur conscience anéantie. Dada détestait la résignation. »
Du 11 juin au 18 septembre, Zurich accueille la 11e édition de la biennale nomade. Depuis sa création en 1996, Manifesta est axé sur les enjeux européens, tant géographiques – il se tient chaque fois dans une ville différente – que sociopolitiques. Cette édition emprunte au vocabulaire d’entreprise et présente trente « joint-ventures », des projets conçus conjointement par des artistes et des professionnels issus de divers corps de métier : pompiers, athlètes, professeurs… Exposées dans les institutions ainsi que sur les lieux d’activité des professionnels sollicités, ces collaborations interrogent les rapports marchands et les relations qui lient l’art et le travail. Parmi les artistes invités comptent l’Italien Maurizio Cattelan, la Mexicaine Teresa Margolles ou encore Michel Houellebecq. La biennale investira aussi l’historique Cabaret Voltaire, réaménagé pour l’occasion en immeuble de bureaux où se tiendront des performances participatives.
Lucien Rieul
« Manifesta 11 » Du 11 juin au 18 septembre 2016. Zurich (Suisse).
Horaires et tarifs variables en fonction des lieux d’exposition.
www.m11.manifesta.org
Du 3 juin au 25 septembre 2016. Kunsthaus Zurich, Heimplatz 1, Zurich (Suisse).
Tarifs : 22 et 17 CHF.
Commissaires : Catherine Hug et Anne Umland.
www.kunsthaus.ch
Du 5 février au 18 juillet 2016. Cabaret Voltaire, Spiegelgasse 1, Zurich (Suisse).
Du lundi au samedi de 12 h à 20 h, le dimanche jusqu’à 17 h. Entrée libre.
Commissaires : Una Szeemann et Adrian Notz.
www.cabaretvoltaire.ch
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Dada, apatride ou zurichois ?
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Abonnez-vous dès 1 €Du 18 mars au 17 juillet 2016. Museum Rietberg, Gablerstrasse 15, Zurich (Suisse).
Du mardi au dimanche de 10 h à 17 h, nocturne le mercredi jusqu’à 20 h, fermé le lundi. Tarifs : 18 et 14 CHF.
Commissaires : Dr. Michaela Oberhofer, Esther Tisa Francini, Dr. Ralf Burmseiter.
www.rietberg.ch
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°691 du 1 juin 2016, avec le titre suivant : Dada, apatride ou zurichois ?